Le Chevalier de Fréminville
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Le Chevalier de Fréminville
Moins connu que le Chevalier d'Éon et l'Abbé de Choisy
article signé de l'académicien G . Lenôtre, paru dans Historia N° 77 d'Avril 1953
Christophe Paulin de la Poix, chevalier de Fréminville, lieutenant de Vaisseau, embarquait à Brest, sur la frégate La Néréïde, le 20 Février 1832. Il comptait, à cette époque, trente-cinq ans, et n'avais jamais eu au cœur qu'un seul amour: la mer, les longues et lentes navigations et les explorations lointaines.
Curieux de tout, entreprenant, instruit, il s'était appliqué, depuis son engagement dans la marine, à mettre à profit ses diverses expéditions pour recueillir, sur les contrées vers lesquelles les hasards de sa carrière le poussaient, des notes et des observations ethnographiques de tout genre.
Il dessinait agréablement, et pratiquait avec une égale ardeur l'entomologie, la botanique, la minéralogie et la zoologie, sans parler de son goût passionné de collectionneur pour les armes exotiques, massues, sagaies, casse-tête, arcs, flèches, poignards ou tomahawk.
La Néréïde, sous le commandement de M Cocault du Verger et portant 320 hommes de troupe, cinglait vers le Sénégal. Fréminville visita Dakar, alors simple groupe de cases toutes rondes, bâties de paille et de bambous.
Quelques jours plus tard, en Sierra-Leone, pays réputé pour être l'Eldorado africain, son amour de la conchyliologie l'incita à entreprendre seul l'ascension d'une montagne broussailleuse.
Parvenu au sommet, il avise, sous un buisson, une jolie coquille zébrée: il allonge le bras, écarte le feuillage et aperçoit, dans le fourré, une grosse masse jaune étendue sur le sol. C'est un lion de la plus grande taille. Il dort, la queue repliée sur le flanc, une patte au-dessus du museau.
Terrifié, Fréminville laisse doucement retomber le feuillage, s'éloigne avec d'infinies précautions, retenant son souffle, tourne les talons et redescend la montagne à toutes jambes.
Une si émouvante aventure ne le corrigea pas de son goût pour les explorations hasardeuses: il était destiné à affronter, au cours de l'une d'elles, mieux et pis que le roi des animaux, ainsi qu'on va le voir, et cette rencontre devait influer sur tout le reste de sa vie.
Après quatre mois de navigation et quelques escales, La Néréïde arriva enfin à la Martinique et s'embossa en vue de Fort-Royal.
Elle avait été envoyée aux Antilles pour réprimer les exactions d'une bande de pillards qui, disait-on, projetaient une descente dans quelqu'une de nos colonies.
Il est inutile de détailler les évolutions de la frégate et les diverses péripéties de sa mission de surveillance; il suffira de savoir que Fréminville visita tour à tour la Dominique, la Guadeloupe, Marie-Galante et les Saintes qui sont, comme l'on sait, deux petites îles boisées et fertiles où les riches famille de la Pointe-à-Pitre viennent, en raison de la salubrité du climat, passer la saison chaude.
Partout, Fréminville avait herborisé, dragué des coquillages, recueilli des insectes, escaladé les mornes, scruté les vallées, sans souci de la chaleur, des ouragans, de la fièvre jaune ni des serpents fer-de-lance dont la morsure tue ou rend fou l'homme le plus robuste.
Son exemple avait gagné tout l'équipage; La Néréïde était transformée en un musée d'histoire naturelle, au point que les jolies créoles des Saintes se plaignaient fort d'être négligées.
Jamais, à les entendre, on n'avait vu d'officiers français si peu galants; leurs railleries allaient surtout à Fréminville qu'elles accusaient d'avoir détourné au profit de la science la traditionnelle amabilité de ses camarades et qu'elles surnommaient en manière de représailles Monsieur Coquille ou Monsieur Papillon.
Il semble bien en effet que le jeune lieutenant de vaisseau était absorbé par ses enquêtes minérographiques; autant qu'on peut lire parmi les lignes de ses Mémoires, son coeur n'avait encore, comme on dit, "jamais parlé", ou, du moins, n'avais pas jusqu'alors rencontré l'occasion d'entretenir une conversation suivie. On assure que l'amour se venge de ceux dont il se croit dédaigné; l'histoire de Fréminville confirmerait cette mythologique superstition.
Comme son bateau devait prolonger durant trois mois son séjour aux Saintes, il résolut d'explorer méthodiquement ces deux îles et se fit un règlement de vie où la recherche des coléoptères et des arachnides tenait plus de place que les délassements mondains. Il ne négligeait pas non plus les madrépores et les polypiers.
Ayant appris que, dans une certaine anse du rivage, existait un banc de coraux superbes, aux expansions larges, foliacées et tranchantes, il résolut de se mettre, dès le lendemain, en quête.
Levé avant l'aube, il n'eut pas de peine à repérer l'endroit qui lui avait été signalé; il s'avança jusqu'à l'extrémité d'une longue pointe rocheuse et aperçut, en face de lui, le banc de corail dont il avait rêvé toute la nuit et dont il distinguait, au ras de l'eau, les splendides ramifications.
Pour les atteindre, il fallait franchir un canal d'environ 25 toises de largeur.
Chose extraordinaire, cet officier de marine ne savait pas nager; mais il jugea que l'eau était sans profondeur; elle monterait à peine jusqu'à ses épaules.
Par malheur, de grosses lames s'engouffraient dans le canal avec un fracas de tonnerre. Fort perplexe, il s'assit sur un rocher, pour mûrir son plan de campagne; il remarqua que trois vagues se succédaient invariablement, ensuite se produisait une accalmie de quelques instants.
Montre en main, il calcula qu'il ne lui fallait pas plus de six minutes pour atteindre le banc de corail, en briser un rameau, et regagner la rive.
Aussitôt, son parti est pris: il se déshabille, attend l'arrivée des trois vagues et, sitôt apaisé le ressac de la dernière, il entre résolument dans l'eau. Le fond est hérissé d'oursins et de lames tranchantes qui, dès les premiers pas, déchirent ses pieds et retardent sa marche.
Il hésite; la passion le poussant, il s'obstine, et, clopinant, arrive au but. Il saisit un superbe rameau, le détache d'un coup sec et s'apprête à retraverser le canal.
A ce moment, il entend un bruit d'ouragan; les vagues fatidiques arrivent, hautes comme des collines, droites comme des murs, la crête hérissée d'écume.
Le malheureux comprend qu'il est perdu; il recommande son âme à Dieu et, subitement, enlevé comme un fétu, il est roulé, jeté sur le banc de corail dont les mille et unes aspérités, piquantes comme des aiguilles et tranchantes comme des rasoirs, tailladent son corps et le déchirent.
Aveuglé par le sang, étouffé par l'eau, assommé par les pierres aigües contre lesquelles heurte sa tête, il sent qu'il s'évanouit et qu'il meurt, sans pourtant lâcher le beau corail pour la conquête duquel il vient de donner sa vie.
Sa première impression de trépassé fut très désagréable; il souffrait d'atroces douleurs et, par comble de misère, il lui semblait que son corps était immobilisé au point qu'il ne pouvait faire aucun mouvement; la fièvre l'hallucinait et d'épouvantables cauchemars le harcelaient sans répit: et puis, il lui sembla qu'il mourait une seconde fois et après un long anéantissement, il rouvrit les yeux.
Calme, lucide, reposé, il était couché dans un lit élégant et moelleux; une blanche moustiquaire de gaze l'entourait comme d'un nuage. il aperçut, ainsi que dans un rêve délicieux, des meubles charmants, des étoffes de soie, des fleurs, et il murmura le mot de tous les revenants: -Où suis-je ?
En même temps, pour tâcher de pénétrer le mystère, il fit effort pour se soulever, mais ce mouvement lui causa une telle souffrance qu'il retomba en poussant un cri.
A ce moment, surgit du pied de son lit une radieuse apparition; elle s'approcha doucement et souleva la moustiquaire.
C'était une jeune fille, vêtue d'une robe de mousseline blanche que nouait à la taille un ruban de soie claire; elle se pencha vers le blessé avec un sourire si enchanteur que les yeux de Fréminville se mouillèrent de larmes.
Elle parla, et d'une voix si harmonieuse qu'il aurait voulu l'entendre toujours. Il apprit d'elle ce qui lui était advenu: mes vagues avaient rejeté son corps inerte sur le rivage; des pêcheurs le trouvèrent là et le transportèrent à l'habitation de leur maîtresse, Mme C..., jeune et riche veuve de la Guadeloupe qui passait la belle saison dans sa propriété des Saintes, avec sa jeune sœur Caroline, à peine âgée de dix-neuf ans.
Ces deux femmes charitables accueillirent le mourant et se relayèrent avec leurs servantes à son chevet. Durant trois jours, il avait déliré; grâce aux soins de ses deux anges tutélaires, sa fièvre s'était enfin calmée, et après une nuit de profond sommeil Fréminville venait de se réveiller guéri par l'influence de leur douce et reposante protection.
Pourtant, si tout danger était écarté, les blessures n'étaient pas cicatrisées; il était indispensable que le convalescent, couvert de bandelettes comme une momie des Pyramides, restât longtemps couché et docilement immobile et qu'il renonçât pour jamais à ses aventureuses expéditions scientifiques.
Il promit tout ce que l'on exigea: il contemplait Caroline dont la grâce l'émerveillait.
Il me faudrait tracer ici le portrait de cette jeune fille qu'un si romanesque hasard mêlait à la vie de l'officier, exempté jusqu'alors d'émotions de ce genre. Mais nous ne la connaissons que par l'enthousiaste description qu'a laissée d'elle Fréminville et il l'a vue avec les yeux trop tendres d'un ressuscité amoureux.
D'ailleurs, est-il possible, avec des mots, usés à force d'avoir été employés, de peindre l'image exacte d'une fine et délicate figure: la laideur et la vulgarité peuvent se décrire: bien des écrivains s'y complaisent et y réussissent à miracle; la beauté, elle, échappe à toute analyse et on ne sait si on ne doit préférer à l'accumulation d'épithètes louangeuses dont les mémorialistes ornent leurs héroïnes, le sec signalement officiel bâclé par quelque scribe inattentif dans la marge de quelque passeport: nez droit, yeux grands et bleus, cheveux châtain foncé, teint pâle...
Telles étaient les caractéristiques du visage de Caroline et la "blancheur liliale", la "chaste douceur", le "cachet exquis" dont la gratifie son adorateur n'ajoutent rien que des banalités à cette ébauche imprécise.
Il réussit mieux le portrait moral: la jeune créole était réfléchie et pensive; le décès prématuré de ses parents "avait voilé son âme d'une touchante mélancolie". Jamais elle ne riait aux éclat; sa gaieté la plus vive se traduisait par un léger sourire qui, "comme un pâle rayon, passait sur ses lèvres". La toilette l'occupait fort peu; toujours vêtue avec autant de simplicité que de goût, ses superbes cheveux étaient sa principale parure.
A tant de grâces naturelles, Caroline "joignait un profond sentiment artistique"; elle était excellente musicienne et dessinait d'une façon charmante; elle était surtout bonne, charitable, sensible: idole de tous ceux qui la connaissaient, on l'appelait l'ange ou la fée de l'île.
En voilà assez pour comprendre que Fréminville trouva courte sa convalescence; son commandant, qui l'aimait sincèrement et venait tous les jours s'assurer que la guérison était en bonne voie, le dispensait de tout service et lui accordait un congé illimité; La Néréïde, d'ailleurs, était à peu près en état de désarmement, et sa relâche aux Saintes devait durer plusieurs mois.
Fréminville resta donc au Morne-Morel, ainsi s'appelait la propriété des dames C...; Caroline et sa sœur ne le quittaient guère; chaque jour, il découvrait en la jeune fille une qualité nouvelle et lui trouvait un charme plus pénétrant.
Il en oubliait ses chers coquillages et son précieux herbier; il ne songeait plus à remuer les pierres pour se fournir de coléoptères inédits et il apparaît bien que, dès ce moment, il avait jugé sagement que le cœur de l'homme est fait pour s'intéresser à d'autres êtres qu'aux papillons et aux scarabées.
Ce furent des semaines de douce ivresse; qu'il aimât Caroline, cela n'était pas en doute; la jeune fille, pour sa part, semblait trouver un vif attrait à la société du convalescent; sa mélancolie, ses élans contenus, ses rougeurs, ses tendres regards parlaient pour elle et ses silences rêveurs étaient plus éloquents encore.
Mme C... voyait avec bonheur grandir le sentiment de sa sœur pour cet officier noble et de réputation sans tache, et les jours se passaient à former des projets d'avenir, où, sans autre aveu ni engagement que le plaisir partagé de vivre ensemble, on arrangeait les choses de façon à ne se quitter jamais.
article signé de l'académicien G . Lenôtre, paru dans Historia N° 77 d'Avril 1953
Christophe Paulin de la Poix, chevalier de Fréminville, lieutenant de Vaisseau, embarquait à Brest, sur la frégate La Néréïde, le 20 Février 1832. Il comptait, à cette époque, trente-cinq ans, et n'avais jamais eu au cœur qu'un seul amour: la mer, les longues et lentes navigations et les explorations lointaines.
Curieux de tout, entreprenant, instruit, il s'était appliqué, depuis son engagement dans la marine, à mettre à profit ses diverses expéditions pour recueillir, sur les contrées vers lesquelles les hasards de sa carrière le poussaient, des notes et des observations ethnographiques de tout genre.
Il dessinait agréablement, et pratiquait avec une égale ardeur l'entomologie, la botanique, la minéralogie et la zoologie, sans parler de son goût passionné de collectionneur pour les armes exotiques, massues, sagaies, casse-tête, arcs, flèches, poignards ou tomahawk.
La Néréïde, sous le commandement de M Cocault du Verger et portant 320 hommes de troupe, cinglait vers le Sénégal. Fréminville visita Dakar, alors simple groupe de cases toutes rondes, bâties de paille et de bambous.
Quelques jours plus tard, en Sierra-Leone, pays réputé pour être l'Eldorado africain, son amour de la conchyliologie l'incita à entreprendre seul l'ascension d'une montagne broussailleuse.
Parvenu au sommet, il avise, sous un buisson, une jolie coquille zébrée: il allonge le bras, écarte le feuillage et aperçoit, dans le fourré, une grosse masse jaune étendue sur le sol. C'est un lion de la plus grande taille. Il dort, la queue repliée sur le flanc, une patte au-dessus du museau.
Terrifié, Fréminville laisse doucement retomber le feuillage, s'éloigne avec d'infinies précautions, retenant son souffle, tourne les talons et redescend la montagne à toutes jambes.
Une si émouvante aventure ne le corrigea pas de son goût pour les explorations hasardeuses: il était destiné à affronter, au cours de l'une d'elles, mieux et pis que le roi des animaux, ainsi qu'on va le voir, et cette rencontre devait influer sur tout le reste de sa vie.
Après quatre mois de navigation et quelques escales, La Néréïde arriva enfin à la Martinique et s'embossa en vue de Fort-Royal.
Elle avait été envoyée aux Antilles pour réprimer les exactions d'une bande de pillards qui, disait-on, projetaient une descente dans quelqu'une de nos colonies.
Il est inutile de détailler les évolutions de la frégate et les diverses péripéties de sa mission de surveillance; il suffira de savoir que Fréminville visita tour à tour la Dominique, la Guadeloupe, Marie-Galante et les Saintes qui sont, comme l'on sait, deux petites îles boisées et fertiles où les riches famille de la Pointe-à-Pitre viennent, en raison de la salubrité du climat, passer la saison chaude.
Partout, Fréminville avait herborisé, dragué des coquillages, recueilli des insectes, escaladé les mornes, scruté les vallées, sans souci de la chaleur, des ouragans, de la fièvre jaune ni des serpents fer-de-lance dont la morsure tue ou rend fou l'homme le plus robuste.
Son exemple avait gagné tout l'équipage; La Néréïde était transformée en un musée d'histoire naturelle, au point que les jolies créoles des Saintes se plaignaient fort d'être négligées.
Jamais, à les entendre, on n'avait vu d'officiers français si peu galants; leurs railleries allaient surtout à Fréminville qu'elles accusaient d'avoir détourné au profit de la science la traditionnelle amabilité de ses camarades et qu'elles surnommaient en manière de représailles Monsieur Coquille ou Monsieur Papillon.
Il semble bien en effet que le jeune lieutenant de vaisseau était absorbé par ses enquêtes minérographiques; autant qu'on peut lire parmi les lignes de ses Mémoires, son coeur n'avait encore, comme on dit, "jamais parlé", ou, du moins, n'avais pas jusqu'alors rencontré l'occasion d'entretenir une conversation suivie. On assure que l'amour se venge de ceux dont il se croit dédaigné; l'histoire de Fréminville confirmerait cette mythologique superstition.
Comme son bateau devait prolonger durant trois mois son séjour aux Saintes, il résolut d'explorer méthodiquement ces deux îles et se fit un règlement de vie où la recherche des coléoptères et des arachnides tenait plus de place que les délassements mondains. Il ne négligeait pas non plus les madrépores et les polypiers.
Ayant appris que, dans une certaine anse du rivage, existait un banc de coraux superbes, aux expansions larges, foliacées et tranchantes, il résolut de se mettre, dès le lendemain, en quête.
Levé avant l'aube, il n'eut pas de peine à repérer l'endroit qui lui avait été signalé; il s'avança jusqu'à l'extrémité d'une longue pointe rocheuse et aperçut, en face de lui, le banc de corail dont il avait rêvé toute la nuit et dont il distinguait, au ras de l'eau, les splendides ramifications.
Pour les atteindre, il fallait franchir un canal d'environ 25 toises de largeur.
Chose extraordinaire, cet officier de marine ne savait pas nager; mais il jugea que l'eau était sans profondeur; elle monterait à peine jusqu'à ses épaules.
Par malheur, de grosses lames s'engouffraient dans le canal avec un fracas de tonnerre. Fort perplexe, il s'assit sur un rocher, pour mûrir son plan de campagne; il remarqua que trois vagues se succédaient invariablement, ensuite se produisait une accalmie de quelques instants.
Montre en main, il calcula qu'il ne lui fallait pas plus de six minutes pour atteindre le banc de corail, en briser un rameau, et regagner la rive.
Aussitôt, son parti est pris: il se déshabille, attend l'arrivée des trois vagues et, sitôt apaisé le ressac de la dernière, il entre résolument dans l'eau. Le fond est hérissé d'oursins et de lames tranchantes qui, dès les premiers pas, déchirent ses pieds et retardent sa marche.
Il hésite; la passion le poussant, il s'obstine, et, clopinant, arrive au but. Il saisit un superbe rameau, le détache d'un coup sec et s'apprête à retraverser le canal.
A ce moment, il entend un bruit d'ouragan; les vagues fatidiques arrivent, hautes comme des collines, droites comme des murs, la crête hérissée d'écume.
Le malheureux comprend qu'il est perdu; il recommande son âme à Dieu et, subitement, enlevé comme un fétu, il est roulé, jeté sur le banc de corail dont les mille et unes aspérités, piquantes comme des aiguilles et tranchantes comme des rasoirs, tailladent son corps et le déchirent.
Aveuglé par le sang, étouffé par l'eau, assommé par les pierres aigües contre lesquelles heurte sa tête, il sent qu'il s'évanouit et qu'il meurt, sans pourtant lâcher le beau corail pour la conquête duquel il vient de donner sa vie.
Sa première impression de trépassé fut très désagréable; il souffrait d'atroces douleurs et, par comble de misère, il lui semblait que son corps était immobilisé au point qu'il ne pouvait faire aucun mouvement; la fièvre l'hallucinait et d'épouvantables cauchemars le harcelaient sans répit: et puis, il lui sembla qu'il mourait une seconde fois et après un long anéantissement, il rouvrit les yeux.
Calme, lucide, reposé, il était couché dans un lit élégant et moelleux; une blanche moustiquaire de gaze l'entourait comme d'un nuage. il aperçut, ainsi que dans un rêve délicieux, des meubles charmants, des étoffes de soie, des fleurs, et il murmura le mot de tous les revenants: -Où suis-je ?
En même temps, pour tâcher de pénétrer le mystère, il fit effort pour se soulever, mais ce mouvement lui causa une telle souffrance qu'il retomba en poussant un cri.
A ce moment, surgit du pied de son lit une radieuse apparition; elle s'approcha doucement et souleva la moustiquaire.
C'était une jeune fille, vêtue d'une robe de mousseline blanche que nouait à la taille un ruban de soie claire; elle se pencha vers le blessé avec un sourire si enchanteur que les yeux de Fréminville se mouillèrent de larmes.
Elle parla, et d'une voix si harmonieuse qu'il aurait voulu l'entendre toujours. Il apprit d'elle ce qui lui était advenu: mes vagues avaient rejeté son corps inerte sur le rivage; des pêcheurs le trouvèrent là et le transportèrent à l'habitation de leur maîtresse, Mme C..., jeune et riche veuve de la Guadeloupe qui passait la belle saison dans sa propriété des Saintes, avec sa jeune sœur Caroline, à peine âgée de dix-neuf ans.
Ces deux femmes charitables accueillirent le mourant et se relayèrent avec leurs servantes à son chevet. Durant trois jours, il avait déliré; grâce aux soins de ses deux anges tutélaires, sa fièvre s'était enfin calmée, et après une nuit de profond sommeil Fréminville venait de se réveiller guéri par l'influence de leur douce et reposante protection.
Pourtant, si tout danger était écarté, les blessures n'étaient pas cicatrisées; il était indispensable que le convalescent, couvert de bandelettes comme une momie des Pyramides, restât longtemps couché et docilement immobile et qu'il renonçât pour jamais à ses aventureuses expéditions scientifiques.
Il promit tout ce que l'on exigea: il contemplait Caroline dont la grâce l'émerveillait.
Il me faudrait tracer ici le portrait de cette jeune fille qu'un si romanesque hasard mêlait à la vie de l'officier, exempté jusqu'alors d'émotions de ce genre. Mais nous ne la connaissons que par l'enthousiaste description qu'a laissée d'elle Fréminville et il l'a vue avec les yeux trop tendres d'un ressuscité amoureux.
D'ailleurs, est-il possible, avec des mots, usés à force d'avoir été employés, de peindre l'image exacte d'une fine et délicate figure: la laideur et la vulgarité peuvent se décrire: bien des écrivains s'y complaisent et y réussissent à miracle; la beauté, elle, échappe à toute analyse et on ne sait si on ne doit préférer à l'accumulation d'épithètes louangeuses dont les mémorialistes ornent leurs héroïnes, le sec signalement officiel bâclé par quelque scribe inattentif dans la marge de quelque passeport: nez droit, yeux grands et bleus, cheveux châtain foncé, teint pâle...
Telles étaient les caractéristiques du visage de Caroline et la "blancheur liliale", la "chaste douceur", le "cachet exquis" dont la gratifie son adorateur n'ajoutent rien que des banalités à cette ébauche imprécise.
Il réussit mieux le portrait moral: la jeune créole était réfléchie et pensive; le décès prématuré de ses parents "avait voilé son âme d'une touchante mélancolie". Jamais elle ne riait aux éclat; sa gaieté la plus vive se traduisait par un léger sourire qui, "comme un pâle rayon, passait sur ses lèvres". La toilette l'occupait fort peu; toujours vêtue avec autant de simplicité que de goût, ses superbes cheveux étaient sa principale parure.
A tant de grâces naturelles, Caroline "joignait un profond sentiment artistique"; elle était excellente musicienne et dessinait d'une façon charmante; elle était surtout bonne, charitable, sensible: idole de tous ceux qui la connaissaient, on l'appelait l'ange ou la fée de l'île.
En voilà assez pour comprendre que Fréminville trouva courte sa convalescence; son commandant, qui l'aimait sincèrement et venait tous les jours s'assurer que la guérison était en bonne voie, le dispensait de tout service et lui accordait un congé illimité; La Néréïde, d'ailleurs, était à peu près en état de désarmement, et sa relâche aux Saintes devait durer plusieurs mois.
Fréminville resta donc au Morne-Morel, ainsi s'appelait la propriété des dames C...; Caroline et sa sœur ne le quittaient guère; chaque jour, il découvrait en la jeune fille une qualité nouvelle et lui trouvait un charme plus pénétrant.
Il en oubliait ses chers coquillages et son précieux herbier; il ne songeait plus à remuer les pierres pour se fournir de coléoptères inédits et il apparaît bien que, dès ce moment, il avait jugé sagement que le cœur de l'homme est fait pour s'intéresser à d'autres êtres qu'aux papillons et aux scarabées.
Ce furent des semaines de douce ivresse; qu'il aimât Caroline, cela n'était pas en doute; la jeune fille, pour sa part, semblait trouver un vif attrait à la société du convalescent; sa mélancolie, ses élans contenus, ses rougeurs, ses tendres regards parlaient pour elle et ses silences rêveurs étaient plus éloquents encore.
Mme C... voyait avec bonheur grandir le sentiment de sa sœur pour cet officier noble et de réputation sans tache, et les jours se passaient à former des projets d'avenir, où, sans autre aveu ni engagement que le plaisir partagé de vivre ensemble, on arrangeait les choses de façon à ne se quitter jamais.
Mirabelle- Messages : 460
Date d'inscription : 25/10/2010
Re: Le Chevalier de Fréminville
- suite -
Un soir, dans le salon du Morne-Morel, Caroline chantait une romance en s'accompagnant de sa guitare, Mme C... brodait au tambour, Fréminville, recueilli dans son bonheur, s'abandonnait au plus doux des rêves, quand on annonça un marin de La Néréïde apportant un mot de la part du commandant.
Fréminville ouvre le billet, le lit à voix basse, le relit comme pour se convaincre de son contenu, et , d'une voix que l'émotion étouffe: -Nous partons demain matin, dit-il.
Caroline se lève, très pâle, fléchit comme une fleur coupée et s'évanouit.
Sa soeur s'élance pour la soutenir, Fréminville tombe à genoux près du corps de sa bien-aimée; elle se ranime enfin, mais c'est pour éclater en sanglots: -Vous allez partir, gémit-elle.
Lui, tout en larmes, proteste qu'il reviendra sans tarder. On compte les heures qui restent avant la séparation; on épilogue sur le billet fatal; on relit sans cesse: l'expédition, assure le commandant, ne durera que quinze jours; si Fréminville ne se sent pas suffisamment rétabli, il le laisse libre de ne pas s'embarquer.
-Eh bien ! Restez ! s'écrit Caroline. Vous êtes encore si faible; vos plaies sont à peine fermées. Restez, dites ? Votre chef vous le permet, et moi... je vous en supplie.
La tentation est bien forte: mais il s'agit d'une expédition de guerre, et Fréminville doit partager les dangers de ses camarades. A tous les arguments, la jeune fille ne répond plus que par des larmes.
Il fallut brusquer la séparation: l'officier jura que, jusqu'à son retour, la pensée de Caroline emplirait tout son cœur et que, alors, on ne se quitterait plus.
Puis, suivi d'un valet qui portait son bagage, il partit sans détourner la tête, ivre de la joie d'être aimé et fou de douleur.
Le lendemain, 16 Septembre, La Néréïde levait l'ancre au petit jour par un ciel triste et pluvieux.
Elle cingla vers les îles Saint-Christophe et Saint-Eustache, puis elle se dirigea vers Saint-Barthélémy, cabotant de port en port parmi le séduisant archipel des Antilles. Les bandits qu'elle recherchait ne parurent pas et , sauf une goélette suspecte, elle ne rencontra nul pirate.
Au bout de neuf jours de surveillance active, le navire se retrouvait en vue des Saintes. Fréminville, qui était de quart, activait l'entrée en rade; jamais manœuvres ne s'opérèrent avec plus de précision et de promptitude; il se disait que, du faîte du Morne-Morel, des yeux charmants suivaient les évolutions de la frégate.
Enfin, il ordonna de jeter l'ancre, sauta dans un canot; une heure plus tard, il pressait sa fiancée sur son cœur.
Alors recommencèrent les jours bénis; sur le conseil de son commandant, Fréminville reprit sa chambre au Morne-Morel; le service à bord était peu exigeant; une demi-journée de garde par semaine; tout le reste du temps lui appartenait et il le passait en causeries et en promenades avec Caroline.
Ils allaient tous deux s'asseoir sur la terrasse de l'habitation ou dans la belle avenue de palmistes qui en précédaient l'entrée; quand la chaleur était tombée, ils poussaient jusqu'à l'anse du marigot ou celle du Pont-Pierre, et, de là, contemplaient la mer.
Caroline ne l'aimait pas, sentant en elle une rivale. Elle lui était reconnaissante pourtant, puisque sans la mer elle n'aurait jamais connu Fréminville.
-Renoncez à la marine, soupirait-elle; à la vue de ces vagues toujours furieuses, une voix secrète me dit que ces flots qui nous ont réunis me rendront un jour bien malheureuse...
Son ami la réconfortait et la rassurait; plus il la connaissait et plus il appréciait la naïveté charmante de sa fiancée; mais il s'effrayait parfois de sa sensibilité, si facilement impressionnable; il n'était pas sans constater aussi qu'il existait entre leurs deux natures une étrange similitude. Ils avaient les mêmes goûts, les mêmes idées.
"Jamais un frère et une sœur élevés ensemble, écrivait-il plus tard, ayant reçu la même éducation, n'eurent autant de traits de rapprochement. La plupart du temps, nous n'avions pas besoin de parler pour nous comprendre. Nous lisions dans nos regards comme dans nos pensées."
Toute l'île approuvait d'avance cette union si bien assortie; tout le monde s'intéressait aux amours du lieutenant de vaisseau et de la jolie fée; on leur faisait fête; on les invitait ensemble; le commandant de La Néréïde offrit à son bord un grand dîner dont Caroline fut la reine. On souriait aux amoureux quand on les rencontrait se promenant sur la plage et on leur adressait des vœux de bonheur.
L'excursion préférée de la jeune fille était la visite à sa nourrice, une brave métisse nommée Marguerite, qui avait été l'esclave de sa mère et qui, affranchie maintenant en récompense de son dévouement, s'était retirée à l'extrémité occidentale de l'île, dans une jolie case enfouie sous la verdure.
Certain jour, comme Fréminville et son aimable amie s'étaient arrêtés, il aperçut une goélette qui, poussée par la brise, entrait à pleines voiles dans la baie. A son mât battait le pavillon blanc de la France. Fréminville la reconnut:
-C'est l'Éclair, dit-il. Nous avons laissé ce navire à la Martinique. Que vient-il faire aux Saintes ?
Caroline avait pâli:
-"J'ai peur, soupira-t-elle; je suis sûre que ce vilain navire vous apporte un ordre de départ.
L'officier s'efforça de calmer l'angoisse de la jeune fille; rien ne faisait prévoir la fin de la station aux Saintes de La Néréïde; le navire n'était pas prêt à reprendre la mer; pourtant, on rentra tristement au Morne-Morel et Fréminville dut promettre que le lendemain, dès la première heure, il irait aux nouvelles.
A l'aube, en effet, il se dirigea vers le bourg, trouva au débarcadère le canot de son commandant, venu aux provisions comme à l'ordinaire; il gagna la frégate.
A bord, l'agitation était grande: le pressentiment de Caroline ne l'avait pas trompée; l'Éclair avait apporté l'ordre de rallier au plus tôt la Martinique où une révolte venait d'éclater. On mettrait à la voile le lendemain.
Quand, dans la journée, Fréminville remonta au Morne-Morel, pour prendre congé de Caroline, il apportait, il est vrai, la parole d'honneur du commandant que La Néréïde reviendrait aux Saintes avant Décembre et qu'elle y séjournerait alors durant plusieurs mois, mais la tendre jeune fille était inconsolable:
-Oh! Mon ami, disait-elle, je ne vous verrai plus jamais, jamais, j'en ai la certitude: certes, je crois à la parole de votre commandant, mais est-il maître ? Peut-il répondre de ce qu'il promet et de ce qu'il désire ?
Les adieux furent déchirants.
Quand, le lendemain, il monta sur le pont de la frégate, les voiles se gonflaient; il vit s'éloigner et se fondre dans la brume ce pays de rêve et de joie qui lui avait donné tant de bonheur.
Le jour suivant, 20 Octobre, on tait en vue de la Martinique; les instructions du gouverneur ordonnaient de louvoyer aussi près de terre que possible et de visiter tous les navires que l'on rencontrerait: croisière pénible et périlleuse, exigeant de perpétuelles manœuvres. Au bout d'une semaine, l'équipage était harassé; la fièvre jaune sévissait à bord.
Après un mouillage de quelques jours, un débarquement précipité, un combat sanglant contre les pirates où Fréminville se signala, on reprit la fatigante croisière et l'on mit cap sur Sainte-Lucie, puis on revint à Saint-Pierre où se terminait l'expédition; mais au lieu de retourner directement aux Saintes, La Néréïde dur explorer encore la côte de la Guadeloupe.
On était au 20 Novembre; un mois déjà s'était écoulé depuis qu'on avait quitté l'Île Heureuse, et la croisière se prolongeait sans que l'on pût en prévoir la fin.
Par comble de malchance, il fallait, pour se rendre à la destination nouvelle, que la frégate passât en vue des Saintes, et cela bouleversait le cœur de Fréminville. Tandis que son navire glisse le long des côtes enchantées, tandis qu'il contemple mélancoliquement ces rivages dont chaque site lui rappelle des heures d'amour, il songe que Caroline est dans son belvédère.
Elle a vu, elle a reconnu, pense-t-il, La Néréïde: elle est persuadée que la chère frégate va plier ses ailes et jeter l'ancre...
Mais non, le vaisseau passe devant la baie du mouillage, aucune voile ne s'abat, il s'éloigne, il cingle vers le large, disparaît à l'horizon, et Caroline se désespère; nul moyen de la prévenir du contretemps qui retarde le retour.
A la Guadeloupe, le calme; pas un souffle ne gonfle la voilure; il faut attendre. Quelle fatalité ! Vers le 25, la brise s'élève; La Néréïde fouille les côtes. Vaines recherches.
Le 6 Décembre, enfin, l'ordre est donné de rentrer aux Saintes fin d'y radouber les chaloupes. Le temps est radieux, la mer lumineuse; à midi, on est au mouillage; on jette l'ancre.
Déjà, Fréminville est dans son canot, poussé à force de rames vers la côte; il aborde, passe sans tourner la tête devant la maison habitée par son ami Rougemont, qui, de sa fenêtre, l'aperçoit et l'appelle à grands cris, mais Fréminville ne s'arrête pas; tout courant, il se dirige par le plus court vers le Morne-Morel. Déjà, il atteint l'avenue des palmistes.
Personne ne vient au-devant de lui; personne ne l'attend.
Il accélère le pas, arrive devant la maison; toutes les persiennes sont closes. Il frappe à la porte; nul serviteur ne se présente; il appelle; silence.
Caroline et sa sœur doivent s'être rendues chez Marguerite, la bonne nourrice. Malgré la chaleur et la fatigue, Fréminville reprend sa course.
Un domestique de la maison aperçoit Fréminville, semble hésiter... et se sauve à toutes jambes.
En vain, l'officier le hèle, crie son nom, tente de se faire reconnaître, l'insulaire disparaît dans l'épaisseur d'un fourré, et le pauvre amoureux se remet en route; il descend la colline, passe au bord du grand étang, où, si souvent, il a fait halte avec sa bien-aimée; le cimetière de l'île est là, et la mélancolie de la jeune fille se plaisait à ce voisinage.
Fréminville traverse le petit enclos funèbre; tiens! Une tombe toute nouvelle, un tertre, des fleurs, une croix. Qui donc est mort récemment ?
Il s'approche; la croix porte une inscription: CAROLINE décédée le 20 Novembre 1822. Priez pour elle !
On retrouva l'officier inanimé, étendu sur le tertre où dormait pour toujours sa fiancée.
L'ami Rougemeont avait lancé à sa poursuite le pilote du bourg qui le découvrit là, le visage dans les fleurs, et le porta chez lui.
Fréminville y resta plusieurs jours, aux prises avec le délire; on crut que sa raison succomberait. Pourtant la fièvre, au bout de deux semaines, s'apaisa; il reprit ses sens pour apprendre le terrible drame.
Après son départ, Caroline était tombée dans une profonde mélancolie. Chaque jour, elle se rendait au sommet du Morne-à-Mire, d'où l'on découvre l'horizon de mer le plus étendu. Elle y restait de longues heures, ses beaux yeux fixés sur le large et ne rentrait au Morne-Morel qu'à la nuit tombée.
Le 19 Novembre, en arrivant à son poste d'observation, elle distingue au lointain une frégate; elle attend, le coeur battant. Bientôt elle reconnaît le navire espéré: c'est La Néréïde.
Tremblante de joie, elle contemple l'élégant navire qui, toutes voiles au vent, approche de l'île; le voici devant la baie; il passe, il s'éloigne; ce n'est plus qu'un point; il disparaît.
Persuadée que le bateau vogue vers l'Europe, la pauvre fille rentre chez elle, anéantie; avant le jour, comme tout dort encore au Morne-Morel, elle gagne la plage aux coraux, et , à l'endroit même où les noirs ont naguère retiré des flots Fréminville évanoui, elle se jette dans la mer.
On retrouva, le soir, sur le sable, le corps de la pauvre fée; elle était vêtue d'une robe blanche nouée d'une ceinture de soie verte; ses beaux cheveux étaient encore retenus par un peigne de vermeil garni d'émeraudes. Sa main raidie serrait un petit mouchoir et quelques lettres que son fiancé lui avait écrites.
Affolée de douleur, Mme C... quittait l'île et s'enfuyait à la Pointe-à-Pitre.
La vieille nourrice, Marguerite, avait conservé les derniers vêtements portés par Caroline Elle les offrit à Fréminville qui les couvrit de baisers et les emporta pieusement, comme de précieuses reliques.
Tant que dura l'escale de La Néréïde, on le vit parcourir seul les grèves et les mornes où, tant de fois, il avait conduit la promenade de sa bien-aimée.
On est assez embarrassé pour continuer le récit de l'étrange histoire de Fréminville; cette navrante et tragique idylle devrait, pour décemment finir, se terminer ici. Il est à craindre que, si on la poursuit, elle prête à rire, effet inattendu, et que l'amoureux héros paraisse ridicule.
Promu en 1824 capitaine de frégate, Fréminville navigua sous toutes les latitudes, enrichissant ses collections d'ethnographie; il avait acquis déjà un véritable renom parmi les fervents de cette science pittoresque et, toujours en quête, il s'était également pris de passion pour l'archéologie bretonne, occupant ses périodes de congé à parcourir le Finistère, à dessiner minutieusement les monuments anciens de ce département et à étudier leurs origines.
On eût dit qu'il s'efforçait, en s'absorbant dans ces austères travaux, d'échapper à quelque fantôme harcelant dont sa pensée était obsédée; peut-être est-ce dans cette intention qu'il essaya du mariage.
Mais l'expérience ne fut pas heureuse; quoique la jeune fille qu'il épousa fût intelligente, patiente et pieuse, elle ne put supporter les irrégularités du caractère de son mari et se retira dans sa famille, à Saint-Brieuc, emmenant avec elle un baby, "joli comme les amours", que Fréminville lui laissa sans discussions.
Il est certain que depuis son expédition aux Saintes, le bel équilibre de son esprit était rompu; toujours capitaine de frégate en activité, chevalier de l'ordre royal de Saint-Louis, de l'ordre militaire hospitalier de Jérusalem, de l'ordre du Christ de Portugal et membre estimé de nombreuses sociétés savantes, il se permettait parfois des excentricités de nature à déconcerter les plus indulgents.
C'est ainsi que, le 22 Février 1828, dans un bal offert par Mme de Saint-D..., il se présenta habillé en femme. Il comptait, à cette époque, quarante et un ans; sa taille, il est vrai, était restée fort mince.
Ce n'était point là, de la part de Fréminville, un amusement d'exception qui eût été pardonnable; peu de jours plus tard, il prit place dans une loge du théâtre, vêtu d'une robe de popeline jaune serin, garnie d'un double rang de volants brodés de soie noire, et, un beau jour de printemps, les habitués de la promenade du Cours Dajot le virent avec stupeur apparaître en robe de mousseline blanche.
Si l'on avait su... Loin de rire ou de s'offusquer, les gens auraient eu pitié, car c'était le spectre de la petite morte de Saintes qui hantait l'imagination de Fréminville.
C'était pour la revoir telle qu'elle lui était apparue jadis dans sa chambre de malade qu'il s'affublait d'étoffes légères et de rubans satinés; il se plaisait à imaginer que l'âme de Caroline était passée dans son âme, qu'elle et lui ne faisaient qu'un, qu'il état devenu elle-même; et c'est si vrai que, -soit pour s'excuser aux yeux des Brestois que son extravagance scandalisait, soit pour le raffinement de s'identifier publiquement et pour lui seul à celle qu'il pleurait toujours, - il signa Caroline de L..., née de L. P..., initiales de son nom patronymique De La Poix, une brochure intitulée "Essai sur l'influence physique et morale du costume féminin".
Ce dédoublement, s'il n'est de la folie caractérisée, en est proche parent. Dans cette plaquette dont on ne connaît, je crois bien qu'un seul exemplaire qui appartient à M. le Dr Charles Auffret, ancien directeur du service médical de la marine à Brest, Fréminville laisse deviner le sentiment tyrannique auquel il obéissait en se travestissant de façon si déplacée.
"L'élégance moelleuse des vêtements de la femme, écrit-il, l'idée que, en les portant, on se rapproche de ces êtres charmants destinés par la nature à donner le bonheur, agissent délicieusement sur le système nerveux d'un être délicat et lui font éprouver intérieurement des jouissances inconnues à ceux dont l'organisation est plus grossière..."
C'ets donc bien pour "se rapprocher" de Caroline, pour vivre en quelque sorte avec elle, qu'il affrontait, par une sorte de bravade amoureuse, le blâme de ses camarades et les risées des Brestois.
Royaliste ardent, il fut mis en retraite après la Révolution de 1830 et sans doute ses supérieurs ne regrettèrent-ils pas cet officier compromettant.
Il se fixa à Brest, dans un appartement situé au deuxième étage d'une maison de la Rue Royale, et qu'il transforma en musée de tous les objets curieux rapportés de ses voyages; il y joignit les meubles recueillis au cours de ses randonnées archéologiques en Bretagne.
"Les singes et les serpents naturalisés y voisinaient avec les bahuts Renaissance et les vieilles armoires paysannes; un magnifique collection de coquillages exotiques faisait surtout la juste admiration des visiteurs" a dit M Herpin, l'éditeur des Mémoires de cet homme étrange [publiées en 1913]. Les visiteurs étaient fréquents, en effet; ils étaient attirés par le renom du laborieux membre de la Société des antiquaires de France; les curieux de l'histoire locale venaient consulter l'auteur apprécié d'un recueil d'Archéologie Française, accompagné de plus de mille dessins relevés sur place et présentant une grande valeur documentaire.
Une vieille servante à coiffe bretonne ouvrait la porte, introduisait l'étranger et frappait au cabinet de son maître en criant -Mam'zelle, on vous demande !
Alors, au lieu du vénérable savant à lunettes qu'on imaginait, on voyait paraître une femme mince et minaudière, vêtue d'une robe de soie, coiffée d'un chignon à la maréchale, une mouche sur la joue, rasée de près et fardée; les favoris blancs du vieux loup de mer se dissimulaient sous les rubans roses d'un bonnet à fleurs, pomponné de noeuds de dentelles rares.
La conversation s'engageait; l'ancien officier, malgré ses falbalas, possédait l'art difficile de mettre les gens à leur aise; il les captivait par sa causerie et l'entretien se terminait rarement sans que, dans le froufrou de ses jupons et de ses soieries, il eût été chercher une bouteille de vieux rhum qu'il aimait à déguster en souvenir des colonies et dont il servait un verre à son visiteur, lequel se retirait ébahi et charmé
On pense bien que ces bizarreries rendaient populaires la personnalité de l'ancien officier; on le surnommait La Chevalière de Fréminville et, bien certainement, ce sobriquet ironique satisfaisait grandement sa manie en réjouissant son vieil amour; car c'était là le titre et le nom qu'auraient portés, sans la cruauté du destin, la fraîche et douce créole dont il avait associé la mort à toute sa vie; cette appellation la ressuscitait en quelque sorte et l'unissait plus intimement à lui.
Quand il mourut, en 1848, celui de ses collègues aux sociétés savantes qui, suivant l'usage, composa l'éloge du défunt, ne manqua pas, au cours de cette oraison funèbre, de faire allusion à l'originalité de ses habillements:
"C'est un trait d'excentricité, dit-il, que je n'ai pas cru devoir passer sous silence, quoi qu'il n'ait eu aucune influence sur sa conduite, d'ailleurs régulière."
Il semble bien qu'aucun de ses contemporains ne perça le secret de ce cœur de rude marin, épris et fidèle jusqu'à l'extravagance, et ne sut discerner que, resté parfaitement raisonnable sur tout ce qui concernait et sa profession et la science, Fréminville était devenu fou du seul amour qu'il avait connu.
Un soir, dans le salon du Morne-Morel, Caroline chantait une romance en s'accompagnant de sa guitare, Mme C... brodait au tambour, Fréminville, recueilli dans son bonheur, s'abandonnait au plus doux des rêves, quand on annonça un marin de La Néréïde apportant un mot de la part du commandant.
Fréminville ouvre le billet, le lit à voix basse, le relit comme pour se convaincre de son contenu, et , d'une voix que l'émotion étouffe: -Nous partons demain matin, dit-il.
Caroline se lève, très pâle, fléchit comme une fleur coupée et s'évanouit.
Sa soeur s'élance pour la soutenir, Fréminville tombe à genoux près du corps de sa bien-aimée; elle se ranime enfin, mais c'est pour éclater en sanglots: -Vous allez partir, gémit-elle.
Lui, tout en larmes, proteste qu'il reviendra sans tarder. On compte les heures qui restent avant la séparation; on épilogue sur le billet fatal; on relit sans cesse: l'expédition, assure le commandant, ne durera que quinze jours; si Fréminville ne se sent pas suffisamment rétabli, il le laisse libre de ne pas s'embarquer.
-Eh bien ! Restez ! s'écrit Caroline. Vous êtes encore si faible; vos plaies sont à peine fermées. Restez, dites ? Votre chef vous le permet, et moi... je vous en supplie.
La tentation est bien forte: mais il s'agit d'une expédition de guerre, et Fréminville doit partager les dangers de ses camarades. A tous les arguments, la jeune fille ne répond plus que par des larmes.
Il fallut brusquer la séparation: l'officier jura que, jusqu'à son retour, la pensée de Caroline emplirait tout son cœur et que, alors, on ne se quitterait plus.
Puis, suivi d'un valet qui portait son bagage, il partit sans détourner la tête, ivre de la joie d'être aimé et fou de douleur.
Le lendemain, 16 Septembre, La Néréïde levait l'ancre au petit jour par un ciel triste et pluvieux.
Elle cingla vers les îles Saint-Christophe et Saint-Eustache, puis elle se dirigea vers Saint-Barthélémy, cabotant de port en port parmi le séduisant archipel des Antilles. Les bandits qu'elle recherchait ne parurent pas et , sauf une goélette suspecte, elle ne rencontra nul pirate.
Au bout de neuf jours de surveillance active, le navire se retrouvait en vue des Saintes. Fréminville, qui était de quart, activait l'entrée en rade; jamais manœuvres ne s'opérèrent avec plus de précision et de promptitude; il se disait que, du faîte du Morne-Morel, des yeux charmants suivaient les évolutions de la frégate.
Enfin, il ordonna de jeter l'ancre, sauta dans un canot; une heure plus tard, il pressait sa fiancée sur son cœur.
Alors recommencèrent les jours bénis; sur le conseil de son commandant, Fréminville reprit sa chambre au Morne-Morel; le service à bord était peu exigeant; une demi-journée de garde par semaine; tout le reste du temps lui appartenait et il le passait en causeries et en promenades avec Caroline.
Ils allaient tous deux s'asseoir sur la terrasse de l'habitation ou dans la belle avenue de palmistes qui en précédaient l'entrée; quand la chaleur était tombée, ils poussaient jusqu'à l'anse du marigot ou celle du Pont-Pierre, et, de là, contemplaient la mer.
Caroline ne l'aimait pas, sentant en elle une rivale. Elle lui était reconnaissante pourtant, puisque sans la mer elle n'aurait jamais connu Fréminville.
-Renoncez à la marine, soupirait-elle; à la vue de ces vagues toujours furieuses, une voix secrète me dit que ces flots qui nous ont réunis me rendront un jour bien malheureuse...
Son ami la réconfortait et la rassurait; plus il la connaissait et plus il appréciait la naïveté charmante de sa fiancée; mais il s'effrayait parfois de sa sensibilité, si facilement impressionnable; il n'était pas sans constater aussi qu'il existait entre leurs deux natures une étrange similitude. Ils avaient les mêmes goûts, les mêmes idées.
"Jamais un frère et une sœur élevés ensemble, écrivait-il plus tard, ayant reçu la même éducation, n'eurent autant de traits de rapprochement. La plupart du temps, nous n'avions pas besoin de parler pour nous comprendre. Nous lisions dans nos regards comme dans nos pensées."
Toute l'île approuvait d'avance cette union si bien assortie; tout le monde s'intéressait aux amours du lieutenant de vaisseau et de la jolie fée; on leur faisait fête; on les invitait ensemble; le commandant de La Néréïde offrit à son bord un grand dîner dont Caroline fut la reine. On souriait aux amoureux quand on les rencontrait se promenant sur la plage et on leur adressait des vœux de bonheur.
L'excursion préférée de la jeune fille était la visite à sa nourrice, une brave métisse nommée Marguerite, qui avait été l'esclave de sa mère et qui, affranchie maintenant en récompense de son dévouement, s'était retirée à l'extrémité occidentale de l'île, dans une jolie case enfouie sous la verdure.
Certain jour, comme Fréminville et son aimable amie s'étaient arrêtés, il aperçut une goélette qui, poussée par la brise, entrait à pleines voiles dans la baie. A son mât battait le pavillon blanc de la France. Fréminville la reconnut:
-C'est l'Éclair, dit-il. Nous avons laissé ce navire à la Martinique. Que vient-il faire aux Saintes ?
Caroline avait pâli:
-"J'ai peur, soupira-t-elle; je suis sûre que ce vilain navire vous apporte un ordre de départ.
L'officier s'efforça de calmer l'angoisse de la jeune fille; rien ne faisait prévoir la fin de la station aux Saintes de La Néréïde; le navire n'était pas prêt à reprendre la mer; pourtant, on rentra tristement au Morne-Morel et Fréminville dut promettre que le lendemain, dès la première heure, il irait aux nouvelles.
A l'aube, en effet, il se dirigea vers le bourg, trouva au débarcadère le canot de son commandant, venu aux provisions comme à l'ordinaire; il gagna la frégate.
A bord, l'agitation était grande: le pressentiment de Caroline ne l'avait pas trompée; l'Éclair avait apporté l'ordre de rallier au plus tôt la Martinique où une révolte venait d'éclater. On mettrait à la voile le lendemain.
Quand, dans la journée, Fréminville remonta au Morne-Morel, pour prendre congé de Caroline, il apportait, il est vrai, la parole d'honneur du commandant que La Néréïde reviendrait aux Saintes avant Décembre et qu'elle y séjournerait alors durant plusieurs mois, mais la tendre jeune fille était inconsolable:
-Oh! Mon ami, disait-elle, je ne vous verrai plus jamais, jamais, j'en ai la certitude: certes, je crois à la parole de votre commandant, mais est-il maître ? Peut-il répondre de ce qu'il promet et de ce qu'il désire ?
Les adieux furent déchirants.
Quand, le lendemain, il monta sur le pont de la frégate, les voiles se gonflaient; il vit s'éloigner et se fondre dans la brume ce pays de rêve et de joie qui lui avait donné tant de bonheur.
Le jour suivant, 20 Octobre, on tait en vue de la Martinique; les instructions du gouverneur ordonnaient de louvoyer aussi près de terre que possible et de visiter tous les navires que l'on rencontrerait: croisière pénible et périlleuse, exigeant de perpétuelles manœuvres. Au bout d'une semaine, l'équipage était harassé; la fièvre jaune sévissait à bord.
Après un mouillage de quelques jours, un débarquement précipité, un combat sanglant contre les pirates où Fréminville se signala, on reprit la fatigante croisière et l'on mit cap sur Sainte-Lucie, puis on revint à Saint-Pierre où se terminait l'expédition; mais au lieu de retourner directement aux Saintes, La Néréïde dur explorer encore la côte de la Guadeloupe.
On était au 20 Novembre; un mois déjà s'était écoulé depuis qu'on avait quitté l'Île Heureuse, et la croisière se prolongeait sans que l'on pût en prévoir la fin.
Par comble de malchance, il fallait, pour se rendre à la destination nouvelle, que la frégate passât en vue des Saintes, et cela bouleversait le cœur de Fréminville. Tandis que son navire glisse le long des côtes enchantées, tandis qu'il contemple mélancoliquement ces rivages dont chaque site lui rappelle des heures d'amour, il songe que Caroline est dans son belvédère.
Elle a vu, elle a reconnu, pense-t-il, La Néréïde: elle est persuadée que la chère frégate va plier ses ailes et jeter l'ancre...
Mais non, le vaisseau passe devant la baie du mouillage, aucune voile ne s'abat, il s'éloigne, il cingle vers le large, disparaît à l'horizon, et Caroline se désespère; nul moyen de la prévenir du contretemps qui retarde le retour.
A la Guadeloupe, le calme; pas un souffle ne gonfle la voilure; il faut attendre. Quelle fatalité ! Vers le 25, la brise s'élève; La Néréïde fouille les côtes. Vaines recherches.
Le 6 Décembre, enfin, l'ordre est donné de rentrer aux Saintes fin d'y radouber les chaloupes. Le temps est radieux, la mer lumineuse; à midi, on est au mouillage; on jette l'ancre.
Déjà, Fréminville est dans son canot, poussé à force de rames vers la côte; il aborde, passe sans tourner la tête devant la maison habitée par son ami Rougemont, qui, de sa fenêtre, l'aperçoit et l'appelle à grands cris, mais Fréminville ne s'arrête pas; tout courant, il se dirige par le plus court vers le Morne-Morel. Déjà, il atteint l'avenue des palmistes.
Personne ne vient au-devant de lui; personne ne l'attend.
Il accélère le pas, arrive devant la maison; toutes les persiennes sont closes. Il frappe à la porte; nul serviteur ne se présente; il appelle; silence.
Caroline et sa sœur doivent s'être rendues chez Marguerite, la bonne nourrice. Malgré la chaleur et la fatigue, Fréminville reprend sa course.
Un domestique de la maison aperçoit Fréminville, semble hésiter... et se sauve à toutes jambes.
En vain, l'officier le hèle, crie son nom, tente de se faire reconnaître, l'insulaire disparaît dans l'épaisseur d'un fourré, et le pauvre amoureux se remet en route; il descend la colline, passe au bord du grand étang, où, si souvent, il a fait halte avec sa bien-aimée; le cimetière de l'île est là, et la mélancolie de la jeune fille se plaisait à ce voisinage.
Fréminville traverse le petit enclos funèbre; tiens! Une tombe toute nouvelle, un tertre, des fleurs, une croix. Qui donc est mort récemment ?
Il s'approche; la croix porte une inscription: CAROLINE décédée le 20 Novembre 1822. Priez pour elle !
On retrouva l'officier inanimé, étendu sur le tertre où dormait pour toujours sa fiancée.
L'ami Rougemeont avait lancé à sa poursuite le pilote du bourg qui le découvrit là, le visage dans les fleurs, et le porta chez lui.
Fréminville y resta plusieurs jours, aux prises avec le délire; on crut que sa raison succomberait. Pourtant la fièvre, au bout de deux semaines, s'apaisa; il reprit ses sens pour apprendre le terrible drame.
Après son départ, Caroline était tombée dans une profonde mélancolie. Chaque jour, elle se rendait au sommet du Morne-à-Mire, d'où l'on découvre l'horizon de mer le plus étendu. Elle y restait de longues heures, ses beaux yeux fixés sur le large et ne rentrait au Morne-Morel qu'à la nuit tombée.
Le 19 Novembre, en arrivant à son poste d'observation, elle distingue au lointain une frégate; elle attend, le coeur battant. Bientôt elle reconnaît le navire espéré: c'est La Néréïde.
Tremblante de joie, elle contemple l'élégant navire qui, toutes voiles au vent, approche de l'île; le voici devant la baie; il passe, il s'éloigne; ce n'est plus qu'un point; il disparaît.
Persuadée que le bateau vogue vers l'Europe, la pauvre fille rentre chez elle, anéantie; avant le jour, comme tout dort encore au Morne-Morel, elle gagne la plage aux coraux, et , à l'endroit même où les noirs ont naguère retiré des flots Fréminville évanoui, elle se jette dans la mer.
On retrouva, le soir, sur le sable, le corps de la pauvre fée; elle était vêtue d'une robe blanche nouée d'une ceinture de soie verte; ses beaux cheveux étaient encore retenus par un peigne de vermeil garni d'émeraudes. Sa main raidie serrait un petit mouchoir et quelques lettres que son fiancé lui avait écrites.
Affolée de douleur, Mme C... quittait l'île et s'enfuyait à la Pointe-à-Pitre.
La vieille nourrice, Marguerite, avait conservé les derniers vêtements portés par Caroline Elle les offrit à Fréminville qui les couvrit de baisers et les emporta pieusement, comme de précieuses reliques.
Tant que dura l'escale de La Néréïde, on le vit parcourir seul les grèves et les mornes où, tant de fois, il avait conduit la promenade de sa bien-aimée.
On est assez embarrassé pour continuer le récit de l'étrange histoire de Fréminville; cette navrante et tragique idylle devrait, pour décemment finir, se terminer ici. Il est à craindre que, si on la poursuit, elle prête à rire, effet inattendu, et que l'amoureux héros paraisse ridicule.
Promu en 1824 capitaine de frégate, Fréminville navigua sous toutes les latitudes, enrichissant ses collections d'ethnographie; il avait acquis déjà un véritable renom parmi les fervents de cette science pittoresque et, toujours en quête, il s'était également pris de passion pour l'archéologie bretonne, occupant ses périodes de congé à parcourir le Finistère, à dessiner minutieusement les monuments anciens de ce département et à étudier leurs origines.
On eût dit qu'il s'efforçait, en s'absorbant dans ces austères travaux, d'échapper à quelque fantôme harcelant dont sa pensée était obsédée; peut-être est-ce dans cette intention qu'il essaya du mariage.
Mais l'expérience ne fut pas heureuse; quoique la jeune fille qu'il épousa fût intelligente, patiente et pieuse, elle ne put supporter les irrégularités du caractère de son mari et se retira dans sa famille, à Saint-Brieuc, emmenant avec elle un baby, "joli comme les amours", que Fréminville lui laissa sans discussions.
Il est certain que depuis son expédition aux Saintes, le bel équilibre de son esprit était rompu; toujours capitaine de frégate en activité, chevalier de l'ordre royal de Saint-Louis, de l'ordre militaire hospitalier de Jérusalem, de l'ordre du Christ de Portugal et membre estimé de nombreuses sociétés savantes, il se permettait parfois des excentricités de nature à déconcerter les plus indulgents.
C'est ainsi que, le 22 Février 1828, dans un bal offert par Mme de Saint-D..., il se présenta habillé en femme. Il comptait, à cette époque, quarante et un ans; sa taille, il est vrai, était restée fort mince.
Ce n'était point là, de la part de Fréminville, un amusement d'exception qui eût été pardonnable; peu de jours plus tard, il prit place dans une loge du théâtre, vêtu d'une robe de popeline jaune serin, garnie d'un double rang de volants brodés de soie noire, et, un beau jour de printemps, les habitués de la promenade du Cours Dajot le virent avec stupeur apparaître en robe de mousseline blanche.
Si l'on avait su... Loin de rire ou de s'offusquer, les gens auraient eu pitié, car c'était le spectre de la petite morte de Saintes qui hantait l'imagination de Fréminville.
C'était pour la revoir telle qu'elle lui était apparue jadis dans sa chambre de malade qu'il s'affublait d'étoffes légères et de rubans satinés; il se plaisait à imaginer que l'âme de Caroline était passée dans son âme, qu'elle et lui ne faisaient qu'un, qu'il état devenu elle-même; et c'est si vrai que, -soit pour s'excuser aux yeux des Brestois que son extravagance scandalisait, soit pour le raffinement de s'identifier publiquement et pour lui seul à celle qu'il pleurait toujours, - il signa Caroline de L..., née de L. P..., initiales de son nom patronymique De La Poix, une brochure intitulée "Essai sur l'influence physique et morale du costume féminin".
Ce dédoublement, s'il n'est de la folie caractérisée, en est proche parent. Dans cette plaquette dont on ne connaît, je crois bien qu'un seul exemplaire qui appartient à M. le Dr Charles Auffret, ancien directeur du service médical de la marine à Brest, Fréminville laisse deviner le sentiment tyrannique auquel il obéissait en se travestissant de façon si déplacée.
"L'élégance moelleuse des vêtements de la femme, écrit-il, l'idée que, en les portant, on se rapproche de ces êtres charmants destinés par la nature à donner le bonheur, agissent délicieusement sur le système nerveux d'un être délicat et lui font éprouver intérieurement des jouissances inconnues à ceux dont l'organisation est plus grossière..."
C'ets donc bien pour "se rapprocher" de Caroline, pour vivre en quelque sorte avec elle, qu'il affrontait, par une sorte de bravade amoureuse, le blâme de ses camarades et les risées des Brestois.
Royaliste ardent, il fut mis en retraite après la Révolution de 1830 et sans doute ses supérieurs ne regrettèrent-ils pas cet officier compromettant.
Il se fixa à Brest, dans un appartement situé au deuxième étage d'une maison de la Rue Royale, et qu'il transforma en musée de tous les objets curieux rapportés de ses voyages; il y joignit les meubles recueillis au cours de ses randonnées archéologiques en Bretagne.
"Les singes et les serpents naturalisés y voisinaient avec les bahuts Renaissance et les vieilles armoires paysannes; un magnifique collection de coquillages exotiques faisait surtout la juste admiration des visiteurs" a dit M Herpin, l'éditeur des Mémoires de cet homme étrange [publiées en 1913]. Les visiteurs étaient fréquents, en effet; ils étaient attirés par le renom du laborieux membre de la Société des antiquaires de France; les curieux de l'histoire locale venaient consulter l'auteur apprécié d'un recueil d'Archéologie Française, accompagné de plus de mille dessins relevés sur place et présentant une grande valeur documentaire.
Une vieille servante à coiffe bretonne ouvrait la porte, introduisait l'étranger et frappait au cabinet de son maître en criant -Mam'zelle, on vous demande !
Alors, au lieu du vénérable savant à lunettes qu'on imaginait, on voyait paraître une femme mince et minaudière, vêtue d'une robe de soie, coiffée d'un chignon à la maréchale, une mouche sur la joue, rasée de près et fardée; les favoris blancs du vieux loup de mer se dissimulaient sous les rubans roses d'un bonnet à fleurs, pomponné de noeuds de dentelles rares.
La conversation s'engageait; l'ancien officier, malgré ses falbalas, possédait l'art difficile de mettre les gens à leur aise; il les captivait par sa causerie et l'entretien se terminait rarement sans que, dans le froufrou de ses jupons et de ses soieries, il eût été chercher une bouteille de vieux rhum qu'il aimait à déguster en souvenir des colonies et dont il servait un verre à son visiteur, lequel se retirait ébahi et charmé
On pense bien que ces bizarreries rendaient populaires la personnalité de l'ancien officier; on le surnommait La Chevalière de Fréminville et, bien certainement, ce sobriquet ironique satisfaisait grandement sa manie en réjouissant son vieil amour; car c'était là le titre et le nom qu'auraient portés, sans la cruauté du destin, la fraîche et douce créole dont il avait associé la mort à toute sa vie; cette appellation la ressuscitait en quelque sorte et l'unissait plus intimement à lui.
Quand il mourut, en 1848, celui de ses collègues aux sociétés savantes qui, suivant l'usage, composa l'éloge du défunt, ne manqua pas, au cours de cette oraison funèbre, de faire allusion à l'originalité de ses habillements:
"C'est un trait d'excentricité, dit-il, que je n'ai pas cru devoir passer sous silence, quoi qu'il n'ait eu aucune influence sur sa conduite, d'ailleurs régulière."
Il semble bien qu'aucun de ses contemporains ne perça le secret de ce cœur de rude marin, épris et fidèle jusqu'à l'extravagance, et ne sut discerner que, resté parfaitement raisonnable sur tout ce qui concernait et sa profession et la science, Fréminville était devenu fou du seul amour qu'il avait connu.
Mirabelle- Messages : 460
Date d'inscription : 25/10/2010
Re: Le Chevalier de Fréminville
Merci mais je crois l'avoir deja lu.
sur kamasutrav
sur kamasutrav
Raphaelle aime ce message
Re: Le Chevalier de Fréminville
c'est quand l'adaptation au cinéma? :lol!:
merci pour ce recit !!
merci pour ce recit !!
leyla- Messages : 21
Date d'inscription : 28/10/2010
Age : 63
Localisation : midi-pyrennees
Re: Le Chevalier de Fréminville
un récit poignant d'amour.. je l'avais déjà lu mais il fait toujours mal..
Re: Le Chevalier de Fréminville
Mirabelle, merci pour ce beau récit .
sophieD- Messages : 3074
Date d'inscription : 29/10/2010
Age : 73
Localisation : presente sur la carte
les travestis de l'histoire
Bonjour Mirabelle,
Je suis nouvelle sur le site et je viens de lire ton récit concernant le Chevalier de Fréminville. Je ne le connaissais pas et j'ai trouvé très intéressante son histoire. Par contre jeconnaissais le Chevalier d'Eon et l'abbé de Choisy dont j'ai lu la biographie et comme je m'intéresse à l'histoire je vais souvent à la recherche de ces hommes qui ont osé vivre leur vie de femmme au grand jour. Je me suis posé la question, à savoir s'il était plus difficile à l'époque de sortir de la norme "entre guillemets" qu'aujourd'hui. Je me suis souvent demandé si notre civilisation ne régressait pas . Au fait un petit mot pour te dire: pourquoi n'écrirais-tu pas la biographie de ce Chevalier de Fréminville. Milles bises à toi
Je suis nouvelle sur le site et je viens de lire ton récit concernant le Chevalier de Fréminville. Je ne le connaissais pas et j'ai trouvé très intéressante son histoire. Par contre jeconnaissais le Chevalier d'Eon et l'abbé de Choisy dont j'ai lu la biographie et comme je m'intéresse à l'histoire je vais souvent à la recherche de ces hommes qui ont osé vivre leur vie de femmme au grand jour. Je me suis posé la question, à savoir s'il était plus difficile à l'époque de sortir de la norme "entre guillemets" qu'aujourd'hui. Je me suis souvent demandé si notre civilisation ne régressait pas . Au fait un petit mot pour te dire: pourquoi n'écrirais-tu pas la biographie de ce Chevalier de Fréminville. Milles bises à toi
shayna- Messages : 15
Date d'inscription : 06/12/2011
Age : 76
Histoire et transgenres…
Cette question me paraît très pertinente… Elle mériterait d’ailleurs certainement un débat… un fil ?shayna a écrit:[…] Je me suis posé la question, à savoir s'il était plus difficile à l'époque de sortir de la norme "entre guillemets" qu'aujourd'hui. Je me suis souvent demandé si notre civilisation ne régressait pas .[…]
Je peux me tromper mais, à grands traits, je dirais qu’il y a dans ce sujet, à la fois, des constantes et des évolutions…
Les constantes me paraissent inhérentes à la nature humaine qui, quoiqu’on en dise (et qu’on le déplore), partage notre espèce (au même titre que la grande majorité des espèces vivantes — même s’il y a des exceptions) en deux catégories, la femelle et la mâle… Et la principale constante de nos congénères serait plutôt culturelle que « civilisationnelle ». Constatons à cet égard que les approches (positives) légistatives, légales et juridiques de nos états évolués dits « de Droit » ne sont pas pour autant suivies d’une modification des mentalités : nos parcours « insolites » sont (trop) souvent (encore) perçus comme des transgressions. On a beau marteler sans cesse le devoir absolu de la tolérance, ça a encore dumal à entrer dans les mœurs…
Mais ça n’a sans doute pas toujours été le cas. D’abord certaines civilisations l’acceptent plus facilement, voire l’encouragent (Polynésiens, Indiens…). Ensuite, aux époques que l’on l’envisage ici (Éon, Fréminville, Choisy… sans parler de l’antiquité grecque et romaine) ce comportement était sans doute l’apanage d’une classe sociale davantage élevée que modeste…
Peut-on espérer des évolutions ? Les lois contre les discriminations, le débat sur l’enseignement « transgenre » en classes de SVT du Lycée, les futures lois sur la conjugalité, laissent penser que, peu à peu, les mentalités vont être modifiées, habituées, façonnées pour lutter contre l’intolérance !!
Dernière édition par DahliaBleue le Lun 27 Aoû 2012 - 14:33, édité 1 fois
DahliaBleue- Messages : 12
Date d'inscription : 06/07/2012
Re: Le Chevalier de Fréminville
DahliaBleue a écrit:[Les lois contre les discriminations, le débat sur l’enseignement « transgenre » en classes de SVT du Lycée, les futures lois sur la conjugalité, laissent penser que, peu à peu, les mentalités vont être modifiées, habituées, façonnées pour lutter contre l’intolérance !!
Ach ! Façonner les mentalités, rien te plus simple ! J'esbère pien qu'on mettra tous zes intolérants tans tes camps te réétucation pour leur apprentre la toléranze !
Re: Le Chevalier de Fréminville
C’est même encore plus simple qu’on le pense ici ! Même plus besoin des méthodes rustres et grossières de l’époque du Goulag ou de la Gestapo : aujourd’hui on fait dans le subtil et le (politiquement) « correct »… il est interdit de penser différemment (il y a même des lois pour prévenir ce genre de déviation !… par exemple les lois mémorielles qui prétendent inscrire dans le marbre législatif l’Histoire officielle).Michele-Anne a écrit:[…]Ach ! Façonner les mentalités, rien te plus simple ! J'esbère pien qu'on mettra tous zes intolérants tans tes camps te réétucation pour leur apprentre la toléranze !
Par ailleurs, en complément à ce que je n'avais qu'intuitivement envisagé dans mon post précédent
cet extrait d’une lettre de la Princesse Palatine, qui s’y connaissait d’expérience :(« […] aux époques que l’on l’envisage ici (Éon, Fréminville, Choisy… sans parler de l’antiquité grecque et romaine) ce comportement était sans doute l’apanage d’une classe sociale davantage élevée que modeste… »)
« Ceux qui, tout en croyant aux Saintes Écritures n’en sont pas moins entâchés de ce vice-là, s’imaginent que ce n’était un péché que tant que le monde n’était pas peuplé. Ils s’en cachent tant qu’ils peuvent pour ne pas blesser le vulgaire, mais entre gens de qualité on en parle ouvertement. Ils estiment que c’est une gentillesse et ne font pas faute de dire que depuis Sodome et Gomorrhe notre Seigneur Dieu n’a plus puni personne pour ce motif... » (Lettre à Amelise le 13 décembre 1701).
DahliaBleue- Messages : 12
Date d'inscription : 06/07/2012
chevalier de Fréminville
beau, captivant récit et émouvant,j'ai ce passage qui,pour moi,ai ce desir de m'habiller en femme:"L'élégance moelleuse des vêtements de la femme, écrit-il, l'idée que, en les portant, on se rapproche de ces êtres charmants destinés par la nature à donner le bonheur, agissent délicieusement sur le système nerveux d'un être délicat et lui font éprouver intérieurement des jouissances inconnues à ceux dont l'organisation est plus grossière..."
bises à toutes
bises à toutes
Invité- Invité
Re: Le Chevalier de Fréminville
C'est en effet une parfaite description de ce plaisir si délicat qui nous est réservé (et inconnu à ceux dont l'organisation est plus grossière ) ! :clinoeil:dolores a écrit:beau, captivant récit et émouvant, j'ai ce passage qui,pour moi,ai ce desir de m'habiller en femme: "L'élégance moelleuse des vêtements de la femme, écrit-il, l'idée que, en les portant, on se rapproche de ces êtres charmants destinés par la nature à donner le bonheur, agissent délicieusement sur le système nerveux d'un être délicat et lui font éprouver intérieurement des jouissances inconnues à ceux dont l'organisation est plus grossière..."
bises à toutes [...]
DahliaBleue- Messages : 12
Date d'inscription : 06/07/2012
Re: Le Chevalier de Fréminville
Je viens de prendre la peine de lire ce récit car "c'étais long et j'avoue que j'avais un peu la fleime" mais une fois que tu commences tu ne t'arrêtes plus de lire et voilà c'est gagné je c'est si beau mais si triste !!!!
Mira reviens vite d'une part, tu me manques ici et en plus des histoires comme cela j'en veux encore !!!
Gros bisous ma cops !
Mira reviens vite d'une part, tu me manques ici et en plus des histoires comme cela j'en veux encore !!!
Gros bisous ma cops !
_________________
« Ceux qui disent toujours du bien des femmes ne les connaissent pas assez ; ceux qui en disent toujours du mal ne les connaissent pas du tout. »
jonquille- Messages : 974
Date d'inscription : 26/10/2010
Age : 65
Localisation : région parisienne
Re: Le Chevalier de Fréminville
pour un peu que le cineaste soit un fou de dentelles et qu'il s'attarde plus longuement sur la partie "femme"du Chevalier,quelles jouissances dans mes jupes................!!
Invité- Invité
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