Culture Historico-T
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Lou
Michele-Anne
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Culture Historico-T
Ah là là quelle rate de bibliothèque je suis pour vous dénicher des trucs pareils... En 1769, Bertrand de la Tour, un sulpicien Chanoine de Montauban (On ne devrait jamais quitter Montauban) fulminait dans son ouvrage "Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théâtre" et plus particulièrement dans son volume 8, chapitre 2 sur les masques et déguisements de toutes sortes... Il n'y avait donc qu'un pas pour s'intéresser à nous, ce qu'il fait allégrement au travers de diverses figures historiques ou célébrités, ou encore anonymes, de notre petit monde.
Quoiqu'il en soit voici donc de savoureux extraits de son oeuvre, qui a le mérite d'avoir conservé jusqu'à nous des témoignages parfois inédits par exemple sur le célèbre Abbé de Choisy.
Pour l'édification (et l'amusement) de toutes j'ai également laissé de gros passages du sévère moraliste sur le Carnaval de Venise et sur les déguisements de théâtre; d'ailleurs nous n'y sommes jamais loin !
Je cite:
La mascarade la plus singuliere qu’il y ait peut-être jamais eu, c’est celle de l’Abbé de Choisy, qui a passé la moitié de sa vie, habillé en femme, avec toute la parure de la coquetterie, à faire la belle (dit sa Vie). Cet homme célèbre, plein d’esprit & de politesse, qui écrivoit avec tant d’agrément & de légèreté les moindres bagatelles & les choses les plus sérieuses, qui a vécu trois ou quatre vies différentes, pour ainsi dire, homme, femme, abymé dans l’étude, livré au théatre, estimable par un courage apostolique, qui l’a conduit au bout du monde, méprisable par une coquetterie d’Actrice, toujours gouverné par le plaisir, se faisant aimer de tout le monde ; cette espèce de phénomène dans la société ne dissimule pas ses défauts. Il raconte, dans ses Mémoires sur Louis XIV, que sa mère avoit pour lui tant de foiblesse, qu’elle l’avoit ainsi habillé dès son enfance, qu’elle étoit continuellement à l’ajuster. Elle m’avoit eu à plus de quarante ans ; & comme elle vouloit encore être belle, un enfant de huit à neuf ans, qu’elle menoit par-tout, la faisoit paroître jeune. On me faisoit cent amitiés ; & quoique la petite Brancas, qui étoit souvent avec moi, fût fort belle, les filles de la Reine m’aimoient plus qu’elle, parce que, malgré les cornettes & les jupes, elles sentoient en moi quelque chose de masculin. La mort de sa mère ne changea point la décoration, l’habitude en étoit prise. Cet homme, qui jouissoit de vingt mille livres de rente en bénéfices, étoit toujours en cet état, chez lui, aux promenades, aux spectacles, à la Cour, à l’Eglise. Il étoit devenu sous cet habit une habile danseuse, & une Actrice excellente. Il brilloit au bal, quelquefois sur le théatre public, & fréquemment sur les théatres de société, qui commençoient à s’établir. Sa mère en avoit un où l’on jouoit tous les jours. Il avoit aisément à ses gages, sous le nom d’amie & de femme de chambre, des Actrices & des figurantes. Il joua un tour à un Archevêque ; il l’invita à dîner, & ensuite le conduisit, sans l’en avertir, dans une salle où étoit le théatre & des Comédiens tout prêts, qui avoient le mot. A peine fut-il assis, que la toile se lève, & la piece commence. Le Prélat pris au trébuchet ne put s’en dédire ; il vit jouer la piece, s’en consola sans peine, & racontoit de bonne grace le tour qu’on lui avoit joué.
On l’a vu habillé en femme, dit l’Auteur de sa vie, dans sa vieillesse & jusqu’à sa mort. C’est sous ce déguisement, qui lui donnoit les plus grandes facilités d’approcher & de séduire les femmes, qu’il mena une vie très licencieuse, sous le nom de la Comtesse des Barres, dont il raconte sans preuve une multitude d’anecdotes scandaleuses. Tout ceci est outré ; cette vie est un roman licencieux que cet Ecrivain médiocre auroit dû laisser dans les ténèbres, & qui est aujourd’hui oublié. Ni les Archevêques de Paris, Harlai & Noailles, ni le Roi, ni M. le Régent, ne l’auroient souffert, ni l’Académie Françoise (alors) ne l’auroit reçu, ni le Séminaire des Missions étrangères, où il a vécu plusieurs années, ne l’auroit gardé. Il est certain que depuis une maladie qui le mit à deux doigts du tombeau, & son voyage à Siam, en qualité de Sous-Ambassadeur, & sa promotion au Sacerdoce par l’Evêque de Métellopolis, Missionnaire Apostolique, l’Abbé de Choisy converti a mené une vie réguliere ; il a composé plusieurs livres de piété qui ont édifié le public, & font honneur à son esprit & à son cœur, l’Histoire Ecclésiastique, la Vie de David, de Salomon, de Madame de Miramion, Dialogues sur la Religion, Recueil d’Histoires édifiantes, &c. Tout cela, sans être d’une science profonde, est du moins le fruit d’une piété sincère & répare les désordres de sa jeunesse, où, comme les Abbés livrés au monde, & presqu’habillés en femme comme lui par la mollesse & l’affectation de leur parure, il ne tenoit à l’Eglise que par les revenus qu’il en tiroit.
Il nous apprend une anecdote dans ses Mémoires. Monsieur, frère unique du Roi, étoit élevé dans le même goût ; on l’habilloit en femme, on le mettoit à la toilette, on le coëffoit, on lui ôtoit son juste au corps pour lui mettre des jupes, par ordre, disoit-on, du Cardinal Mazarin, qui par raison de politique vouloit le rendre efféminé, de peur qu’il ne fît peine au Roi, comme avoit fait Gaston d’Orléans à Louis XIII. Ce Prince en prit le goût, & se seroit toujours habillé en femme, si sa dignité le lui eût permis ; mais les Princes sont emprisonnés dans leur grandeur. Il se dédommageoit le soir, prenoit des cornettes, se mettoit des mouches, se contemploit dans un miroir, au milieu de ses flatteurs, qui admiroient ses graces. L’Abbé de Choisy ne pouvoit mieux lui plaire qu’en entrant dans ses inclinations, en lui faisant la cour sous ces habits. Il recevoit du Prince mille caresses, & sans doute sa faveur sauva à l’Abbé Madame l’animadversion du Roi & de l’Archevêque de Paris, à qui cette comédie ne pouvoit plaire. Un jour le Prince invita l’Abbé à un bal qu’il donnoit, & lui ordonna d’y venir en robe détroussée & sans masque. L’assemblée fut brillante, il y avoit trente-quatre Dames fort parées ; mais l’Abbé Madame l’emporta sur toutes, elle attira tous les regards. Elle dansoit en perfection, le bal étoit son triomphe. Ce sujet lui donna la plus grande réputation, & lui attira nombre d’amans. Elle ne fit point de rivales, on la connoissoit ; mais elle fut le rival de plusieurs amans.
La Reine Christine de Suède, parmi tant de bizarreries qui la rendirent fameuse, avoit une pareille foiblesse ; elle étoit toujours à demi habillée en homme ; elle portoit une jupe, il est vrai, très courte, mais un juste-au-corps, des bottes, un chapeau, un plumet, une perruque, & cependant des cheveux nattés. Elle étoit fort libre & fort indécente dans ses propos & dans son maintien. On en peut voir bien des traits dans les Mémoires de Mesdames de Monpensier & de Motteville. Elle se faisoit servir par des hommes, & ne pouvoit souffrir les femmes, disant : Je n’aime pas les hommes parce qu’ils sont hommes, mais parce qu’ils ne sont point femmes. C’étoit une des plus enthousiasmées amatrices du théatre, du bal, de la danse ; héroïne de la scène, élève de Thalie, sa vie ne fut qu’une comédie perpétuelle. Sa vie, qu’on a donnée depuis peu en histoire & en lettres, rapporte qu’elle aimoit si fort le Grec & les antiquités, & avoit tant d’envie de paroître savante, qu’elle fit représenter en Grec les tragédies de Sophocle, auxquelles pour lui faire la Cour on applaudissoit sans les entendre, & auxquelles malgré leur beauté les Dames Suédoises s’ennuyoient fort ; que Meibomius ayant donné au public des recherches sur la musique des anciens, & Naudé ayant écrit sur la danse Grecque & Romaine, elle obligea ces deux Auteurs, qui étoient à sa Cour, de réaliser leurs opinions, & de joindre la pratique à la théorie. Ce fut une vraie comédie de voir Naudé danser à la Romaine, & d’entendre Meibomius chanter à la Grecque. On s’amusa beaucoup de l’embarras & de la maladresse des deux dissertateurs. C’étoit une extravagance de femme, comme si on eût fait conduire un char, ou jouer à la lutte & au ceste, &c. Justelipse, qui a fait des Traités sur le cirque & l’amphithéatre, & fait exercer aux Académiciens de Paris les métiers dont ils ont donné la description. Que de travers occasionne le goût du théatre !
|Note de Michèle-Anne: on trouve dans le tome II des "Caractères et Anecdotes" de Nicolas Chamfort cet épisode rapporté ainsi: "Christine, reine de Suède, avait appelé à sa cour le célèbre Naudé, qui avait composé un livre très-savant sur les différentes danses grecques, et Meibomius, érudit allemand, auteur du recueil et de la traduction de sept auteurs grecs qui ont écrit sur la musique, Bourdelot, son. premier médecin, espèce de favori et plaisant de profession, donna à la reine l’idée d’engager ces deux savants, l’un à chanter un air de musique ancienne, et l’autre à le danser. Elle y réussit; et cette farce couvrit de ridicule les savants qui en avaient été les auteurs. Naudé prit la plaisanterie en patience; mais le savant en us s’emporta et poussa la colère jusqu’à meurtrir de coups de poing le visage de Bourdelot; et après cette équipée, il se sauva de la cour, et même quitta la Suède.]
Le P. Vavasseur, dans son Poëme du style burlesque de ludicra dictione, ouvrage ingénieux, curieux & savant, rapporte ce fait. Un Comédien de son temps, qui ne jouoit que des rôles de femme, s’y étoit si fort accoutumé, que même chez lui & en habit d’homme, il avoit la contenance, le geste, la voix, le langage, tout l’extérieur d’une femme ; on le prenoit pour une femme habillée en homme. Il en rougissoit, & ne pouvoit s’en empêcher. Ne perdons rien de la gloire des Comédiens ; ils ont de grands modèles, & dans l’histoire & dans la fable, plus d’une fois célébrés sur la scène, Hercule aux pieds d’Omphale, Achille dans l’isle de Sciros, Sardanapale dans son palais, Caligula sur le théatre. Ces héros, ces grands Princes, s’habilloient tous en femme, quoique par des motifs différens, extravagance dans Caligula, foiblesse dans Hercule, crainte dans Achille, excès de mollesse dans Sardanapale. Ce Roi d’Assyrie passa toute sa vie dans son palais, au milieu de ses femmes, filant, cousant, vivant comme elles, habillé, servi, traité comme elles. Arsaces, l’un des Gouverneurs de ses provinces, en conçut tant de mépris, l’ayant vu dans cet état, qu’il crut facile de le détrôner. Il conjura contre lui, le vainquit, & s’empara de sa couronne. Ce Prince efféminé, au lieu de se mettre à la tête de ses troupes, se renferma encore plus étroitement, & quand il se vit resserré de près dans sa capitale, & au moment d’être pris, il fit allumer un grand bucher, & s’y jeta avec ses trésors, ses femmes & ses eunuques. On dit qu’il avoit fait son épitaphe, & qu’il vouloit qu’on mît sur son tombeau : Passant, mange, bois, dors, divertis-toi avec ta maîtresse ; c’est tout ce que j’ai tiré de mon royaume, c’est tout ce que tu tireras de la vie. Petrone, ce célèbre voluptueux, pour qui Néron avoit créé le galant emploi d’arbitre, de Surintendant des plaisirs délicats, arbiter elegantiarum, la Fontaine, qui disoit de lui-même, Jean s’en alla comme il étoit venu, &c. la plupart des libertins qui ne songent qu’à la vie présente, tous les amateurs du théatre, à qui on n’enseigne point d’autre morale, ne sont que trop imitateurs de Sardanapale. Le nom de ce Prince a passé en proverbe ; les noms de Comédien & d’Actrice n’ont pas moins l’honneur d’être devenus des proverbes. Il y a long-temps que l’Ecriture a mis ces paroles dans la bouche des pécheurs : Manducamus & bibamus, cras enim moriemur.
Voici une autre anecdote que l’Abbé de Choisy n’a garde de rapporter dans ses Mémoires ; c’est la verte réprimande que lui fit le Duc de Montausier, Gouverneur du Dauphin, qui l’obligea de quitter Paris pendant deux ou trois ans. L’Abbé étoit à l’opéra dans la plus grande parure, robe blanche à fleurs d’or, rubans couleur de rose, mouches, diamans, &c. M. le Dauphin étoit dans sa loge avec la Duchesse d’Usez. Ayant apperçu l’Abbé Madame, elle le fit venir. Le Prince voulut qu’il demeurât auprès de lui, le combla de caresses, & lui fit part de la collation qu’on lui servit. Malheureusement M. de Montausier, qui étoit absent dans ce moment, arriva tout-à-coup, & le connut. On voulut en plaisanter. C’étoit mal connoître ce Seigneur, qui étoit la vertu, la probité, la sagesse même : J’avoue, dit-il, que vous êtes belle, Monsieur ou Mademoiselle, car je ne sais comment vous appeler ; mais n’avez-vous pas honte de porter un pareil habit, & de faire la femme, puisque vous êtes assez heureux pour ne l’être pas ? Allez, allez vous cacher ; M. le Dauphin vous trouve fort mal comme cela. Il se retira au plus vîte avec une honte qu’on ne peut exprimer ; il forma d’abord la résolution de quitter ce qui lui avoit attiré une si fâcheuse & si juste réprimande. Mais il ne put la tenir, il prit le parti d’aller dans une province, où n’étant point connu, il pourroit à son aise & sans risque faire la belle, sous le nom de la Comtesse des Barres.
La vie de l’Abbé de Choisy ajoute, mais ne donne que comme un trait incertain, qu’il y emmena & entretint une Actrice qu’un Comédien son amant lui céda, apparemment en payant, & qu’après trois ou quatre ans, au retour de l’Abbé il eut la bonté de reprendre & d’épouser avec une bonne dot que l’Abbé lui fit. Ce mariage feroit une jolie farce, où la Comtesse des Barres, qui feroit au parterre confidence de son déguisement, joueroit un grand rôle, ainsi que l’amant commode & généreux. Etant revenu à Paris, & s’y croyant oublié, il continua d’y vivre en femme ; elle alloit assiduement au spectacle avec son Actrice Rosalie. Elles y furent reconnues par son ancien amant du Rosan, qui jouant son rôle les apperçut dans la loge. La passion se réveille, il va la demander en mariage. Grand débat entre les deux amans ; des ruisseaux de larmes coulèrent : comment se séparer de ce qu’on aime ? Enfin la Comtesse des Barres se laissa vaincre, & après bien des délais & des combats, donna son consentement ; mais pour assurer du pain à la petite créature, qui n’avoit ni père ni mère, la Comtesse voulut qu’elle fût reçue dans la troupe. La chose étoit facile, Rosalie étoit belle, dansoit bien, n’étoit pas cruelle, & exercée par la Comtesse, qui pendant ces trois ans avoit en chez elle un théatre de société, où elle avoit représenté une infinité de pieces, en avoit fait une très-bonne Actrice. On voulut pourtant la mettre à l’essai. Après la piece les Comédiens la firent monter sur le théatre avec l’Abbé femme. Elles déclamèrent des scènes de Pollieucte ; on les admira. Rosalie fut annoncée, fit son début, joua cinq ou six fois, fut applaudie, & d’une voix unanime reçue à demi-part, bien-tôt à la part entiere. Le mariage fut conclu, la Comtesse sit chez elle la noce, combla la mariée de présens, lui donna pour mille écus d’habits de théatre. Elle passa depuis quelque temps dans le veuvage, & fut enfin reconnue par sa famille. Le Roi, informé de tout, la fit menacer d’y mettre ordre. Il s’enfuit en Italie, où il voyagea assez longtemps, & se donna sans déguisement libre carriere, enfin revint à Paris quand il crut tout assoupi, se convertit sincèrement, & mena une vie édifiante. Je n’ai rapporté tous ces traits que pour faire sentir l’étroite liaison entre le masque, le théatre & le vice, dans les personnes même dont l’esprit, l’état, l’honneur, l’intérêt, devroient élever les plus fortes barrieres, & qui ne peuvent en arrêter le cours.
Le plus brillant empire des masques & du théatre est le Carnaval de Venise. Aussi est-ce le plus puissant empire de la licence & de tous les crimes. Qui l’ignore, & pour peu qu’il ait de religion & de mœurs, qui n’en a horreur ? Notre carnaval n’en est qu’une copie imparfaite ; il commence la seconde fête de Noël, & dure jusqu’au carême. Pendant ce temps-là les loix se taisent ; il est permis de se livrer à tous les plaisirs, le libertinage n’a plus de bornes, le vice marche tête levée. Tout le monde va masqué, & ceux qui paroissent gens de bien, que ne se permettent-ils pas dans les ténèbres ? Toute la grande place de S. Marc se remplit de Batteleurs, Danseurs de corde, Marionettes ; on y voit dix ou douze théatres. Les Courtisannes y viennent de tous côtés se joindre à celles de la ville. C’est une foire de débauche ; la marchandise y est de toutes parts étalée à tout prix. Les étrangers y sont sans nombre, tous paroissent devenus insensés. Toutes les rues sont pleines de masques ; la place S. Marc, où est le gros de la mascarade, en offre des milliers, hommes & femmes déguisés de la maniere la plus ridicule. Les Arlequins y font toute sorte de grimaces. On se dispute, on se chante pouillé, on fait semblant de se battre, les Courtisanes à demi-nues, &c. C’est un vrai cahos de toute sorte de passions & de folies. Les théatres, les brelans, les lieux de débauche, s’ouvrent dans tous les quartiers, sept à huit théatres d’opéra, le double de comédie, des farces sans nombre. Tout cela ne peut qu’être mauvais, décorations mesquines, Acteurs désagréables, pieces ridicules, sauts au lieu de danse, bouffonneries mêlées à dessein dans les pieces les plus sérieuses, par-tout académies de jeux de hasard, sous le nom de Ridotti, où l’on trouve cinquante ou soixante tables de jeu dispersés dans dix ou douze chambres, & plusieurs cabinets aux environs remplis de Courtisannes. On n’y entre que masqué, afin que tout le monde y jouisse d’une entiere liberté. On aborde qui l’on veut, on s’entretient aussi long-temps qu’on veut, & ce n’est pas au profit de la vertu. Il n’est pas permis aux masques de porter l’épée, crainte des accidens ; mais le masque est par-tout sacré, personne ne peut l’insulter ni le refuser ; il entre par-tout, il est bien accueilli. La mode du masque y est si bien établie, que toute l’année on est en droit d’aller masqué, & traiter les affaires en masque, dans les compagnies les plus sérieuses. Aussi est-ce l’endroit du monde où l’on fait le plus de masques, les plus diversifiés, les plus propres, les plus riches ; c’est pour Venise une grosse branche de commerce. Il s’en débite un si grand nombre en France, qu’on y a imposé un droit d’entrée à tant le cent, qui porte un profit considérable. Il est étonnant que dans un pays Chrétien, & même Catholique, on tolère de pareils excès. Mission, dans son voyage d’Italie, prétend que c’est un trait de politique, afin de faire venir l’argent & d’amuser un peuple remuant, & par ce moyen le distraire de toutes les réflexions qu’il pourroit faire sur le gouvernement despotique des Nobles, & même l’amollir par la volupté. Faut-il soupçonner des motifs si peu Chrétiens dans ces graves Sénateurs & ce Doge vénérable ? Je n’ai point pénétré dans le Conseil de la Seigneurie, mais il n’est pas douteux que ces folies ne fassent rouler dans la ville un argent immense, & que le peuple de Venise ne soit, par la dissolution de ses mœurs & la frivolité de ses amusemens, hors d’état de soutenir une révolte sérieuse. C’est le sentiment de Marmontel dans son Belizaire, à l’article des Grands. De quels moyens, dit-il, la Noblesse Venitienne n’use-t-elle pas pour consoler le peuple de l’inégalité ? Les Courtisannes & le Carnaval sont d’institution politique. Par le premier les richesses des Grands refluent vers le peuple sans faste & sans éclat ; par l’autre le peuple se trouve six mois de l’année au pair avec les Grands, & oublie sous le masque leur domination & sa dépendance. Tout cela se réunit au théatre. Les Actrices, les Acteurs, les suppôts ne sont que peuple, & le plus bas peuple. Tout devient égal au parterre, au théatre, au bal ; la familiarité, les intrigues, la débauche, remettent tout au pair. C’est le carnaval. Dans les autres villes d’Italie on voit différentes sortes de fêtes, comme les Cocugnes de Naples, &c. qui en approchent ; mais aucune n’est poussée aux plus grands excès comme à Venise. Il y a même en France, surtout dans les provinces méridionales, à Toulouse, à Montpellier, à Aix, à Marseille, des débordemens de masques qui courent les rues les derniers jours de carnaval ; mais rien n’égale la licence du carnaval de Venise.
Clément, tom. 2. lett. 77. pag. 160. en fait ce portrait. Que voit-on, dit-il, dans le carnaval de Venise ?
Que pâles & difformes casques,
Que fronts couverts de vieux drapeaux,
Que nez perdus sous des chapeaux,
Larges perruques, robes flasques,
Noirs camails sur de gris manteaux,
Que grands théatres sans flambeaux,
Dont quelques Pasquins Bergamasques
Et deux châtrés sont les héros,
Où les pavés sont des canaux,
Où l’on ne marche qu’en batteaux,
Jouet des vents & des bourrasques,
Des rameurs au lieu de chevaux,
Et pour carrosse des tombeaux,
Palais à superbes crenaux,
A triple rang de chapiteaux,
D’ordres divers groupes fantasques,
Au-dedans tristes ridottos,
Salons sans foyer ni fourneaux,
Au sein de l’hiver & des eaux,
En juin fête des soupiraux,
Au demeurant force bureaux,
Des joueurs & faiseurs de frasques ;
Pour dîners antiques tableaux,
Pour soupers opéras nouveaux,
Et batteurs de tambours de basques ;
Phrinés de tous les numéros,
Sel de Naple en détail & en gros,
Et la liberté pour les masques, &c.
Cette liberté du carnaval de Venise servit, dit-on, à former une ligue contre Louis XIV. Plusieurs Princes Allemands & plusieurs Députés des autres s’y rendirent, n’y parurent qu’en masque, & firent leur partie sans être connus de personne. On n’en fut instruit que long-temps après à la Cour de France, lorsque l’orage éclata.
Toutes les intrigues galantes en Italie & en Espagne, ne se forment, ne réussissent qu’à la faveur des masques. M. Daulnai, Voyage d’Espagne, Lett. 5. rapporte qu’un Grand d’Espagne devint amoureux de la Reine, & dans un carrousel où elle étoit, se masqua en Monnoyeur, avec un habit brodé de pieces d’argent qu’il avoit fait battre exprès, semblables à une monnoie qu’on appeloit réales, réaux, comme nos petits écus, qui portoient pour devise, mii amors son reales, mes amours sont royales : jeu de mots qui peut signifier, j’aime l’argent, comme qui diroit, les écus sont mes amours, ou bien, une personne Royale est l’objet de mes amours. Cet équivoque lui coûta cher. Le Roi en fut instruit & jaloux, & jura sa perte. Cet amant insensé se servit du théatre pour déclarer sa passion ; il composa une comédie pleine de traits délicats & tendres, dont la Reine avoit la clef. On la trouva si belle, sur-tout la Reine, qu’on voulut la jouer à la Cour le jour de la naissance du Roi. La Reine voulut y jouer le premier rôle (quelle imprudence !). Cette Reine étoit Françoise (Elizabeth d’Orléans, femme de Philippe IV). Ce Seigneur conduisoit la fête, & en faisoit les honneurs ; les habits & les machines lui coutèrent trente mille écus. Il fit peindre une grande nuée, sous laquelle la Reine étoit cachée dans une machine d’où il se tenoit fort proche. Au milieu de la piece il y fit mettre le feu par un homme affidé. Sa maison, qui valoit cent mille écus, en fut brûlée. Il s’en consola, parce que, courant à la Reine, sous prétexte de la sauver de l’incendie, il l’emporta entre ses bras dans son cabinet, où, profitant du trouble & de la tendresse de la Reine, qui ne le haïssoit pas, il prit avec elle de grandes libertés. Le Roi fut instruit de tout, & lui fit tirer un coup de pistolet par un inconnu, qu’on poursuivit comme un assassin, mais qui ne se trouva pas. Le théatre n’est pas sans doute comptable de tous les crimes qui se commettent, mais il est l’instrument d’un grand nombre.
Venise n’est pas la seule ville où le carnaval fait faire des folies en masque ; il s’en fait partout. Gregor. Tolos. sint. L. 39. C. 11. condamne celles qui sc font à … & blâme les Magistrats qui les souffrent. Madame de Noyers les raconte, Lett. 21. Le carême a mis fin aux plaisirs des Dames, & quoiqu’ils recommencent après Pâques, ce n’est pas avec la même vivacité. Dans le carnaval il ne fait pas sûr d’aller dans les rues ; on baisse les glaces des carrosses, de peur qu’elles ne soient cassées par les dragées qu’on jette à la tête. Il ne reste ce jour-là personne dans les maisons ; les Artisans quittent leur boutique, les Domestiques n’obéissent pas à leur Maître. On court les rues du matin au soir ; les Dames sont en carrosse, les Messieurs à cheval. Plusieurs font des mascarades en charrette, & représentent mille choses différentes. L’on fait imprimer des vers qui expliquent l’emblême, & qu’on jette de tous côtés. Ceux qui ont des maîtresses donnent un massepain. C’est une grande boëte pleine de confitures, couverte d’une étoffe dont on peut faire une jupe, attachée avec des rubans dont on peut faire une garniture. On promène tout le jour cette boëte sur un cheval ou un charriot, jetant de toutes parts des vers à l’honneurs de celle à qui on le destine, & on le lui fait donner par des gens masqués, dans l’endroit où il y a le plus de monde. Après avoir couru les rues pendant le jour, on court le bal toute la nuit. Personne ne pourroit tenir à cette fatigue, si le carême ne venoit à propos calmer ces fureurs. Chaque saison a pourtant ses plaisirs, mais plus modérés ; chaque dimanche de carême ou va à quelqu’un des fauxbourgs célébrer le fenetra. Les Dames s’y rendent parées de leur mieux, les Messieurs y font de belles cavalcades au-tour des carrosses, & on voit arriver quantité d’hommes à pied déguisés en pâtissier ou en berger, qui portent chacun un fenetra sur la tête. C’est un grand gâteau piqué d’écorce de citron & des confitures, sur une planche couverte de rubans & de colifichets. On le jette en dansant dans le carrosse des Dames, où l’on fait en sorte que les deux bouts sortent par les portieres. Chaque pays a ses plaisirs & ses folies. Le masque facilite tout ; les aventures qu’il fait naître, qu’il cache, qu’il favorise, le caractère des danses qu’il fait imaginer, l’amusement des préparatifs qui faisoit dire à Fontenelle, au moment qu’on partoit pour le bal, le plaisir est passé, vous l’avez goûté en vous préparant, le mouvement de l’exécution, les équivoques auxquelles l’incognito donne lieu, ont fait le succès de ces folies, & en font l’extrême danger. Oculus adulteri observat caliginem, & occultat vultum suum (le masque), dicens, non videbit me oculus.
Ce mot Gascon fenetra est corrompu du Latin feretra. Il vient, non des deux mots ferre extra, comme le veut le sieur Rainal, Histoire de Toulouse, mais du mot feretrum, au pluriel feretra, qui signifie biere, cercueil. Ainsi, ire ad feretra, aller au fenetra, c’est-à-dire aller aux bieres, au lieu où sont les bierres, au cimetiere, parce qu’autrefois on alloit enterrer ou brûler les morts hors de la ville, à l’extrémité des fauxbourgs. On y trouve encore quantité d’urnes remplies de cendres ; on y bâtit des chapelles, où l’on alloit en foule faire des prieres pour les morts les dimanches du carême. Ces chapelles ayant été détruites lors de la guerre des Anglois, & ces cimetieres changés, on n’y alla plus par dévotion, mais on alla s’y promener par plaisir. Ce pieux pélerinage est devenu une fête purement profane. Il est vrai que les Eglises paroissiales des cinq fauxbourgs où l’on court le fenetra font ce jour-là une fête ; on y prêche, on y donne la bénédiction du Saint Sacrement, & quelques personnes pieuses s’y rendent.
Les déguisemens portés si loin sont rares ; mais on en voit beaucoup qui en approchent dans les commerces de débauche qu’on a intérêt de cacher. Une Dame se fera servir par un homme déguisé en femme de chambre ; un Officier aura pour valet de chambre, pour aide-de-camp, pour soldat, une amazone, qui porte le jour le mousquet & la nuit des cornettes. Le théatre, chez qui ces déguisemens sont fréquens, ne rend que trop la vérité. Il s’est trouvé dans les armées des filles déguisées pleines de valeur & de courage, qui, disoient-elles, ne suivoient pas leur amant, mais s’immoloient pour le service du Roi & de la patrie. J’admire ce prodige de patriotisme, je n’admire pas moins le prodige de leur virginité inviolablement conservée. Aucune qui n’assure très-sérieusement & ne s’imagine faire croire que plus chaste & plus heureuse que Lucrece, elle a passé plusieurs années sous la même tente & dans le même lit avec ses camarades, sans que jamais aucun ait pris la liberté d’examiner, ni se soit apperçu de son sexe, ni elle-même ait eu la plus légère distraction qui ait pu la trahir. Dans un très-grand nombre de pieces de théatre (Moliere en est plein) des déguisemens en Marquis, en Valet, en Peintre, en Musicien, en Médecin, en Allemand, que sais-je ? forment une partie de l’intrigue : intrigue banale, froide imitation. Mais qu’il y a peu de génies créateurs, même de futilités ! Ces pieces sont scandaleuses, surtout tirées d’un sexe à l’autre, ou pour quelque mauvais dessein, comme dans l’Amphitrion le déguisement de Jupiter & de Mercure. Le contraste de ce qu’on cache & de ce qu’on montre, les rencontres, les paroles, les idées qu’à tous momens il fait naître dans l’imagination, continuellement occupée d’objets très-libres, au moment de succomber à la tentation, ne font qu’enseigner & autoriser des moyens de séduction très-faciles, affoiblir l’horreur qu’on doit en avoir, en les tournant en plaisanterie.
Je ne doute pas que toutes ces mascarades théatrales n’aient inspiré le goût si peu décent & si répandu parmi les femmes du monde de s’habiller en hommes, & préférablement en militaires, à qui un air libre & cavalier donne plus qu’à d’autres le droit de tout dire & de tout faire sans conséquence. D’abord un reste de pudeur fit garder une partie des habits du sexe, on ne se mit qu’en amazone, moitié homme & moitié femme, à peu près comme les Syrenes ou le monstre d’Horace, dont le buste étoit une femme, le reste du corps un poisson : Desinit in piscem mulier formam supernè. Peu à peu on s’est défait d’une jupe embarrassante, on s’est mis en homme de pied en cap. Dans cet état on court les rues, on va au spectacle, on monte à cheval, on prend des leçons à l’Académie, on conduit un cabriolet, &c. Dans cet état on occasionne les rencontres les plus ridicules, on fait prendre les libertés, on se fait les grossieretés, les plaisanteries les plus licencieuses ; on s’en amuse (ne fait-on que s’en amuser ?). On croit y faire naître les graces de la jeunesse, & acquérir celles de la vivacité & de la légèreté. Ce n’est pas aux yeux des hommes, qui malgré leurs fades & éternelles douceurs les méprisent & s’en moquent, à peu près comme du masque enluminé, du rouge qui loin d’embellir, défigure les traits, le tein, la fraîcheur, & transforme en visage de furie des visages dont la douceur & la modestie font la vraie beauté. Mais ces déguisemens flattent le goût du vice, réveillent l’idée d’un autre sexe, enhardissent à secouer le joug de la pudeur. Ces couleurs si vives peignent le feu de la passion, & dispensent de rougir aux approches du vice. Le pinceau s’est prostitué à transmettre ces déguisemens de toute espèce aux races futures ; une tête de femme sur le corps d’un homme, dans le froc d’un Moine, dans la perruque d’un Magistrat, sur le collet d’un Abbé ; celle d’un homme sur le corps d’une coquette, sous le voile d’une Religieuse ; quels monstres ! Bien plus, comme les Sphinx de l’Egypte, les Centaures, les Faunes, les Satyres du Paganisme, on a mis la tête d’une femme sur le corps d’un animal, à la place du bec d’une poule, du museau d’un chien, du grouin d’un cochon, &c. quelles horreurs ! Et ce n’est pas seulement sur les tabatieres des Actrices, dans les boudoirs des aimables, j’ai vu ces portraits de famille étalés dans les palais les plus graves, les plus saints, les moins faits pour les souffrir. Heureusement ils sont passés de mode, ils étoient trop ridicules. Mais la passion reproduite sous tant de formes ne fait-elle pas sentir aux moins clair-voyans combien le vice s’accommode du masque ? C’est peut-être un des assaisonnemens les plus piquans, un des rafinemens les plus séduisans. Tout s’émousse dans l’habitude & la monotonie de la forme naturelle ; quel ennui d’être toujours avec soi-même ! On se multiplie, on se diversifie en quelque sorte, on s’embellit, on se rajeunit, on se ranime sous une forme empruntée.
Il règne une autre sorte de masque très-commun, qui a donné à l’Abbé Coyer l’idée de son Année merveilleuse, dans laquelle les femmes doivent devenir hommes, & les hommes devenir femmes. Ce masque consiste en ce que les hommes de bon air se parent, se poudrent, frisent, enluminent, parfument, ont leur toilette, pompons, broderies, rubans, minauderies, comme des femmes. Au contraire les femmes prennent un air hardi, effronté, décidé, étourdi, sans pudeur, jurent, boivent, &c. comme des Grenadiers, ont des baigneurs, des coëffeurs, des accoucheurs, des valets de chambre. C’est un grand désordre, une occasion continuelle, une source intarissable de péché. L’Abbé de Choisy alla un jour ainsi équipé, demi-homme, demi-femme, chez Madame la Fayette, c’est-à-dire en Abbé, avec des mouches, des pendans d’oreille, un boudin, des bourses, des cheveux au-tour de la tête, frisé, poudré à blanc, un juste-au-corps à bouton d’or. Il se croyoit fort agréable. Cette Dame célèbre en jugea autrement : Tout cela, lui dit-elle, n’est pas de mode pour les hommes, vous feriez mieux de vous mettre tout-à-fait en femme. Il la crut, & revint le lendemain habillé entierement en homme. Elle lui applaudit, ainsi que le Duc de la Roche-Foucaut qui s’y trouva, & après eux tout le monde, on plutôt tout le monde se moqua de lui, & il eut la foiblesse de croire qu’on l’approuvoir, ne quitta plus ces habits peu décens, se fit peindre en femme, appeler Madame, &c. Ne font ce pas encore de ridicules mascarades, si souvent & avec raison jouées sur le théatre, que le luxe & le faste que tout le monde arbore, & qui confond tous les états, le Bourgeois Gentilhomme qui tranche du grand Seigneur, la Soubrette, l’Actrice habillée en Princesse, le laquais en carrosse qui appelle ses gens ? Que sont pour la plupart des gens les meubles superbes, les étoffes précieuses, les diamans, les rubans, &c. ? de vrais masques qui en cachant la personne, mettent au jour ses folies. Qu’est ce que cet essain brillant de Messieurs, de Dames, aux promenades, au spectacle ; à l’Eglise ? c’est le peuple en masque, c’est un bal masqué, où personne n’est connoissable.
Le masque moral de l’hypocrisie est plus du ressort de la chaire que du ressort de cet ouvrage. C’est à elle, d’après l’Evangile, à le foudroyer dans tous ceux qui comme des sépulchres blanchis au-dehors, & pleins au-dedans d’ossemens & de pourriture, arborent les apparences de la piétié sans en avoir les sentimens. Le théatre ne s’occupe de ce masque de religion que pour le tourner contre la vertu, en confondant la piété fausse avec la véritable, jouant l’une par l’autre par le ridicule & l’odieux dont injustement il la couvre : triste & unique fruit de la comédie du Tartuffe, si vantée, si courue par les libertins, qui en a fait une infinité, & n’est bonne qu’à en faire, sans corriger aucun hypocrite, & qu’on voit acquérir plus de vogue à mesure que la religion & les mœurs se perdent. Il est une autre sorte de masque moral, cher & familier au théatre, qui donne les plus efficaces leçons d’hypocrisie dans tous les autres gens de bien : hypocrisie de probité, de fidélité, de pudeur, de respect, de soumission, de douceur, &c. Un usurier, un voleur, un homme d’intrigue se donne pour un honnête homme, un domestique frippon affecte une grande fidélité, une fille livrée à la galanterie joue l’Agnès ou la Lucrèce, un traître contrefait l’ami le plus tendre, un fils désobéissant fait des protestations de respect, &c. Ne sont-ce pas là de vrais masques, plus pernicieux dans la société que ceux qui couvrent le visage ? décoration passagère dont on est rarement dupe, où il entre souvent plus de légèreté que de malice ; au lieu que les autres concertés à loisir, soutenus à dessein, difficiles à discerner, plus difficiles à éviter dans les pieges qu’ils tendent, ne produisent que les fruits amers de la tromperie & du vice, qui ne les mettent en œuvre que pour remplir leurs coupables desseins. Ces rôles imposteurs sont-ils rares sur la scène ? est-il presque de piece qui n’en soit infectée, dont ils ne fassent l’agrément ? travaille-t-elle à les corriger, à les couvrir du ridicule & de la haine qu’ils méritent ? Au contraire elle y applaudit, les récompense, les fait servir de moyens pour réussir dans les intrigues. La plupart des mariages qui en sont l’heureux dénouement sont l’ouvrage de ces masques perfides. J’avoue que c’est là l’image naturelle du monde, où la plupart des hommes ne se montrent qu’en masque, depuis le plus hupé courtisan jusqu’au plus petit bourgeois de village & à la derniere soubrette. Mais en peignant le vice, devroit-on le rendre agréable, en déguiser les horreurs, en donner des leçons, en faciliter le succès ? Le masque de la galanterie est de tous le plus dangereux & le plus commun ; tout est contrefait en amour, & c’est la voie la plus sûre de séduction. La prude, l’ignorante, la fidèle, la modeste, la douce, la complaisante, la laide qui se pare, la vieille qui se rajeunir, l’Actrice vendue à un jaloux, & de son côté l’homme qui veut séduire quelque femme, tout est comédie en amour, jusqu’à l’amour même qu’on fait semblant d’avoir. L’isle de Cythère est l’isle des masques, & personne n’ignore que le théatre est l’isle de Cythère, & les Actrices les divinités qu’on y adore, & le masque l’habit ordinaire des habitans. Le masque qu’ils mettent sur le visage ne rend que foiblement celui qui déguise leur cœur.
Tout est comédie dans le monde : Omnis mundus exercet histrioniam, disoit Petrone, qui le connoissoit bien ; & jusque dans le vice, il n’est pas rare, pour faire sa cour, qu’on affecte des vices qu’on n’a pas ; il falloit pour plaire à Néron, que les honnêtes gens en prissent le masque, la vertu n’osoit se montrer. Panard, Impromptu des Acteurs, s’exprime plaisamment.
L’esprit n’est plus qu’un faux brillant,
Les caresses qu’un faux semblant,
Fausse gloire, fausse grandeur,
Par-tout loge le faux honneur,
Par-tout on voit fausse noblesse,
Faux airs, fausse délicatesse ;
Vertu nous montre un faux maintien,
Clindor un faux homme de bien,
Le cœur est faux chez Amarante,
Lise est une fausse savante,
Fausse apparence, faux dehors,
Faux bruits, faux avis, faux rapports,
Les graces un faux étalage,
Les promesses un faux langage.
Ainsi tout est masque dans le monde, de l’aveu même du théatre. Je sais qu’il n’a pas le premier formé des hommes faux & hypocrites, peut-être même un esprit faux & hypocrite contribua-t-il à le former ; mais il en a beaucoup augmenté le nombre, instruit, façonné, aguerri les coupables. Tartuffe a fait plus d’hypocrites qu’il n’en a corrigé ; il n’en a corrigé aucun, il leur a appris à se mieux déguiser, ou à lever scandaleusement le masque, en frondant la vertu & pratiquant à front découvert le vice. Mais ce n’est pas ce genre moral de masque que j’attaque ici, c’est le déguisement réel d’habit, d’état, de figure, qui favorise tous les vices & qui est un des grands abus, des grands dangers du spectacle. Le théatre a commencé par le déguisement ; Thespis, qui par ses bouffonneries a jeté les fondemens de la comédie, se masquoit grossierement, en se barbouillant de lie & se promenant sur un tombereau.
Les Grecs ne faisoient pas monter les femmes sur la scène, mais des hommes habillés en femme, ce qu’on a long-temps imité en France, & ce qui est moins dangereux pour les mœurs. On croyoit que la timidité, la foiblesse nuisoient à l’action ; on se trompoit, les femmes en général jouent mieux leurs rôles que les hommes ; elles sont naturellement Comédiennes. On trouve plus d’Actrices que d’Acteurs, & plus aisément de bonnes Actrices que de bons Acteurs, du moins aux yeux des hommes, car peut-être les femmes ne sont-elles pas si complaisantes pour leur sexe, & goûtent plus les Acteurs. Le goût naturel fait tout voir avec d’autres yeux. Dans le fonds on sent aisément que la délicatesse, la sensibilité, la tendresse d’un sexe, la force, le courage, l’élévation de l’autre, sont plus analogues à certains personnages, & doivent mieux réussir, & qu’ainsi transportés d’un sexe à l’autre ils en sont mieux exécutés. Une femme habillée en homme rendra avec plus de passion & de grace le rôle d’un amant, & un rôle vif, atroce, sera mieux rendu par un homme habillé en femme. Ces déguisemens sont fréquens sur la scène ; une jeune Actrice fera le personnage de l’amour, un Acteur vigoureux celui des furies. L’indécence de ces confusions, de ces déguisemens de sexe, affecte peu les Comédiens ; les intérêts de la vertu leur sont trop indifférens pour s’en faire un scrupule ; & pourvu qu’ils réussissent à plaire, qu’importe à quel prix ? Juvenal : Quem præstare potest mulier galeata pudorem, qua fugit à sexu ?
Le goût du masque est porté si loin, que dans la plupart des pieces comiques il y a quelque déguisement entre Acteurs qui fait le nœud ou le dénouement de l’intrigue ; c’est un amant déguisé en Valet, en Soubrette, en Paysan, en Peintre, en Médecin, en Musicien, en Danseur ; un Valet déguisé en Marquis, en Usurier, un Etranger, en Sergent, en Docteur ; une Soubrette déguisée en Vieille, en Baronne, en Marchande, en coquette, &c. La moitié de Moliere & des autres comiques, les trois quarts du théatre Italien, ne consistent qu’en mascarades. Ce sont les traits les plus faillans, les coups de théatre, les ressources les plus ordinaires de leurs drames, ce qui marque une grande stérilité de génie ; car après tout, de quelque maniere qu’on diversifie le masque, c’est toujours le même fonds. Presque tous les ouvrages dramatiques ne sont que des réchauffés, des répétitions, des copies les uns des autres ; rien de neuf, d’original, point de génie créateur. Le théatre n’est lui-même qu’un déguisement perpétuel, tout y est masqué, on ne porte que les habits du rôle qu’on joue. Il y en a plusieurs dont le visage est toujours masqué, comme Arlequin Scaramouche, qui se travestit dans son rôle, Arlequin Cartouche, Arlequin Docteur, Empereur, &c. Que n’en résulte-t-il pas contre les mœurs ? 1.° On autorise les masques, on enseigne l’art de se masquer & d’en faire usage dans les intrigues. 2.° On fait voir que les déguisemens ne peuvent jamais être employés qu’à mauvaise fin. Toutes ces mascarades théatrales ne servent qu’à tromper & à venir à bout de ses desseins criminels ; on démontre que les masques sont en effet un moyen des plus efficaces pour surprendre & faire commettre le crime, & le soustraire au châtiment. L’expérience est d’accord avec la scène ; les masques dans un bal ne sont-ils pas les plus hardis, les plus licencieux, les plus insolens ? S’il arrive quelque désordre, ne vient-il pas de ceux qui se croient à couvert de tout sous le masque ? C’est sous le masque que se donnent les rendez-vous, que se forment les parties. Que le vice est adroit, qu’il est audacieux, quand il peut se cacher ! il ne craint rien tant que d’être démasqué : expression proverbiale, qui en peint vivement le danger & le mal : Qui male agis odit lucem.
Parmi les travestissemens de théatre il en est de bien hideux, ce sont les rôles atroces, les rôles impies, les rôles vicieux, les rôles bas. Quel Chrétien peut se résoudre à être, même en masque, idolâtre, magicien, démon, fausse divinité, une Vénus, un Pluton, un Vulcain, un Bacchus, un Mahométan, un blasphémateur, un impie, Julien l’Apostat, Mathan, Mesence ? Quel honnête homme peut accepter le rôle d’un incestueux, d’un parricide, d’un voleur, d’un assassin, Phèdre, Médée, Œdipe ! Quel homme d’honneur peut ne pas rougir d’être un Arlequin, un George Dandin, un Tartuffe, un Pourceaugnac, &c. ? Peut-on contrefaire, imiter, paroître excuser ce qu’on ne peut trop détester ? déteste-t-on ce qu’on voit, ce qu’on écoute, ce qu’on contrefait avec plaisir ? On ne prononce pas, même par jeu, les vilains discours, les mots sales du peuple ; & on prononce des blasphèmes & des impiétés ; on ne se permettroit pas des actions naturelles dont la dégoûtante bassesse blesse l’honnêteté, & on se permet les crimes qui blessent la religion, l’honneur & la probité ; on rougit de paroître avec des habits sales, déchirés, avec de misérables haillons, & on se montre avec une conduite honteuse, scellérate, méprisable. Mais c’est par jeu, dit-on. Quel jeu ! le crime peut-il amuser ? Dieu le voit-il impunément, même par jeu ? oseroit-on mettre sur la scène un Ravaillac, un Damiens ? quel cœur François pourroit se faire un amusement du parricide de ces monstres ? Un cœur qui aime Dieu par-dessus toutes choses peut-il se réjouir de voir représenter l’offense de Dieu ? C’est un artifice du démon ; en se repaissant de la représentation, on s’apprivoise avec la réalité, bien-tôt on le commettra ; on apprend le langage de l’enfer, bien-tôt on le parlera. Le masque dénature tout, & facilite tout ; il en ôte la honte, l’embellit & y conduit.
On ne peut mieux faire sentir le degré de déguisement qui fait la perfection de l’art du théatre, que par l’exemple du célèbre Garrik, Acteur Anglois, homme unique dans son art. Il joue supérieurement tous les rôles tragiques & comiques. Pour exprimer ce double talent, un Peintre l’a représenté entre les deux Muses de la tragédie & de la comédie, ayant un air gai du côté de Thalie, & un air triste du côté de Melpomène, riant & pleurant à même temps ; & ce qu’il y a de singulier, ce n’est point un effort d’imagination, un trait de génie dans le Peintre, ce portrait ressemblant est fait d’après nature. Quand on le peignoit, il composoit tellement son visage, qu’il rioit & pleuroit par moitié. Il faut être bien maître du jeu des muscles pour donner à ses traits, à ses yeux, à ses lèvres, des figures si variées & si bien contrastées. On voit souvent un fonds de tristesse à travers un air de joie & un ris forcé, ou un fonds de joie à travers des pleurs affectés & une tristesse factice ; mais l’un & l’autre règne dans tout le visage. Mais ce partage marqué entre les deux côtés du même visage est un phénomène unique. Ganik regardé à même temps de profil par deux personnes à droit & à gauche, paroîtroit à l’un accablé de tristesse, à l’autre plein de joie. Le portrait le rend parfaitement, de quelque côté qu’on le regarde. Le chef d’œuvre de l’art du théatre est d’être tout & n’être rien à son gré. Un parfait Comédien est un vrai Prothée, un menteur achevé ; il a un masque universel qu’il prend & quitte dans l’instant, & qui trompe par une parfaite ressemblance. Garrik a fait un ouvrage très-bon en son genre sur son art ; il y donne des règles pleines de délicatesse, de goût & de vérité, pour rendre toute sorte de personnages & prendre sur le champ les plus légères nuances des sentimens où chaque mot, chaque action, chaque situation, chaque événement peut mettre l’Acteur, & pour écarter tout ce qui pourroit trahir le mensonge & décéler la vérité. On pourroit l’intituler l’Art de feindre & de se masquer.
Si les Acteurs savoient si bien se contrefaire, ils n’auroient pas besoin de masque pour y suppléer. Les Grecs avoient imaginé par malice d’en faire qui ressemblassent parfaitement aux personnes qu’on vouloit jouer. Personne ne pouvoit s’y méprendre ; les Magistrats les défendirent. Moliere a souvent joué ce tour, entr’autres à Pourceaugnac & à George Dandin, personnages très-réels, qu’il contrefit & joua. Ces cas sont rares parmi nous. Les Romains par d’autres vues avoient une infinité de masques de toute espèce, qui représentoient toute sorte de personnes, vieillards, jeunes gens, &c & toute sorte de sentimens, joie, tristesse, fureur, &c. l’Acteur entrant sur la scène prenoit chaque fois le masque qui lui convenoit. Ces masques étoient fort grands ; ils enfermoient toute la tête, comme un casque, & la coëffure convenable s’y trouvoit placée. Ils étoient d’un métal mince & résonnant, leur cavité grossissoit la voix. On en voit les figures dans les anciens manuscrits de Térence. C’étoit un embarras pour les Acteurs, & l’exacte ressemblance étoit fort difficile. Tout cela n’est plus en usage. Nos masques sont moins embarrassans ; il est vrai que comme nos théatres sont plus petits, il n’est pas nécessaire de tant grossir la voix ni les traits, comme il le falloit pour être vu & entendu dans l’immense étendue du théatre de Rome.
Tout l’art de Garrik y eût été fort inutile. Comment dans une si grande distance sentir cette délicatesse d’inflexion de voix, ce souris, ce coup d’œil, cette finesse de traits, qui peignent sur le champ toutes les nuances des sentimens qu’éprouve l’Acteur ? C’est une mignature qu’on ne peut voir que de près, d’autant plus qu’on n’avoit point alors les lorgnettes qui parmi nous jouent un si grand rôle à tous les spectacles. Il n’y avoit que l’Empereur & ceux qui étoient autour de lui, en face & près du théatre, qui pussent appercevoir tout ce jeu. Les gestes, les mouvemens des pantomimes sont plus grossiers. Ce jeu même eût été inutile ; les grands masques qui couvroient le visage, cachoient tout. On dit que ce Garik est un honnête homme, qui n’a point donné dans les excès & le libertinage ordinaires aux Comédiens. Il vit noblement de son bien, sans bassesse, sans jalousie, ne jouant ni par besoin ni par intérêt ; il a de la politesse & de la décence, & des sentimens : il est vrai qu’on en trouve dans son livre. Il est bien-venu partout, d’un caractère doux, d’un commerce agréable ; c’est un phénomène, ses mœurs ne sont pas moins rares que ses talens. C’est l’idée qu’on m’en a donnée ; je la souhaite vraie, & je rends par-tout avec plaisir hommage à la vertu.
Quoiqu'il en soit voici donc de savoureux extraits de son oeuvre, qui a le mérite d'avoir conservé jusqu'à nous des témoignages parfois inédits par exemple sur le célèbre Abbé de Choisy.
Pour l'édification (et l'amusement) de toutes j'ai également laissé de gros passages du sévère moraliste sur le Carnaval de Venise et sur les déguisements de théâtre; d'ailleurs nous n'y sommes jamais loin !
Je cite:
La mascarade la plus singuliere qu’il y ait peut-être jamais eu, c’est celle de l’Abbé de Choisy, qui a passé la moitié de sa vie, habillé en femme, avec toute la parure de la coquetterie, à faire la belle (dit sa Vie). Cet homme célèbre, plein d’esprit & de politesse, qui écrivoit avec tant d’agrément & de légèreté les moindres bagatelles & les choses les plus sérieuses, qui a vécu trois ou quatre vies différentes, pour ainsi dire, homme, femme, abymé dans l’étude, livré au théatre, estimable par un courage apostolique, qui l’a conduit au bout du monde, méprisable par une coquetterie d’Actrice, toujours gouverné par le plaisir, se faisant aimer de tout le monde ; cette espèce de phénomène dans la société ne dissimule pas ses défauts. Il raconte, dans ses Mémoires sur Louis XIV, que sa mère avoit pour lui tant de foiblesse, qu’elle l’avoit ainsi habillé dès son enfance, qu’elle étoit continuellement à l’ajuster. Elle m’avoit eu à plus de quarante ans ; & comme elle vouloit encore être belle, un enfant de huit à neuf ans, qu’elle menoit par-tout, la faisoit paroître jeune. On me faisoit cent amitiés ; & quoique la petite Brancas, qui étoit souvent avec moi, fût fort belle, les filles de la Reine m’aimoient plus qu’elle, parce que, malgré les cornettes & les jupes, elles sentoient en moi quelque chose de masculin. La mort de sa mère ne changea point la décoration, l’habitude en étoit prise. Cet homme, qui jouissoit de vingt mille livres de rente en bénéfices, étoit toujours en cet état, chez lui, aux promenades, aux spectacles, à la Cour, à l’Eglise. Il étoit devenu sous cet habit une habile danseuse, & une Actrice excellente. Il brilloit au bal, quelquefois sur le théatre public, & fréquemment sur les théatres de société, qui commençoient à s’établir. Sa mère en avoit un où l’on jouoit tous les jours. Il avoit aisément à ses gages, sous le nom d’amie & de femme de chambre, des Actrices & des figurantes. Il joua un tour à un Archevêque ; il l’invita à dîner, & ensuite le conduisit, sans l’en avertir, dans une salle où étoit le théatre & des Comédiens tout prêts, qui avoient le mot. A peine fut-il assis, que la toile se lève, & la piece commence. Le Prélat pris au trébuchet ne put s’en dédire ; il vit jouer la piece, s’en consola sans peine, & racontoit de bonne grace le tour qu’on lui avoit joué.
On l’a vu habillé en femme, dit l’Auteur de sa vie, dans sa vieillesse & jusqu’à sa mort. C’est sous ce déguisement, qui lui donnoit les plus grandes facilités d’approcher & de séduire les femmes, qu’il mena une vie très licencieuse, sous le nom de la Comtesse des Barres, dont il raconte sans preuve une multitude d’anecdotes scandaleuses. Tout ceci est outré ; cette vie est un roman licencieux que cet Ecrivain médiocre auroit dû laisser dans les ténèbres, & qui est aujourd’hui oublié. Ni les Archevêques de Paris, Harlai & Noailles, ni le Roi, ni M. le Régent, ne l’auroient souffert, ni l’Académie Françoise (alors) ne l’auroit reçu, ni le Séminaire des Missions étrangères, où il a vécu plusieurs années, ne l’auroit gardé. Il est certain que depuis une maladie qui le mit à deux doigts du tombeau, & son voyage à Siam, en qualité de Sous-Ambassadeur, & sa promotion au Sacerdoce par l’Evêque de Métellopolis, Missionnaire Apostolique, l’Abbé de Choisy converti a mené une vie réguliere ; il a composé plusieurs livres de piété qui ont édifié le public, & font honneur à son esprit & à son cœur, l’Histoire Ecclésiastique, la Vie de David, de Salomon, de Madame de Miramion, Dialogues sur la Religion, Recueil d’Histoires édifiantes, &c. Tout cela, sans être d’une science profonde, est du moins le fruit d’une piété sincère & répare les désordres de sa jeunesse, où, comme les Abbés livrés au monde, & presqu’habillés en femme comme lui par la mollesse & l’affectation de leur parure, il ne tenoit à l’Eglise que par les revenus qu’il en tiroit.
Il nous apprend une anecdote dans ses Mémoires. Monsieur, frère unique du Roi, étoit élevé dans le même goût ; on l’habilloit en femme, on le mettoit à la toilette, on le coëffoit, on lui ôtoit son juste au corps pour lui mettre des jupes, par ordre, disoit-on, du Cardinal Mazarin, qui par raison de politique vouloit le rendre efféminé, de peur qu’il ne fît peine au Roi, comme avoit fait Gaston d’Orléans à Louis XIII. Ce Prince en prit le goût, & se seroit toujours habillé en femme, si sa dignité le lui eût permis ; mais les Princes sont emprisonnés dans leur grandeur. Il se dédommageoit le soir, prenoit des cornettes, se mettoit des mouches, se contemploit dans un miroir, au milieu de ses flatteurs, qui admiroient ses graces. L’Abbé de Choisy ne pouvoit mieux lui plaire qu’en entrant dans ses inclinations, en lui faisant la cour sous ces habits. Il recevoit du Prince mille caresses, & sans doute sa faveur sauva à l’Abbé Madame l’animadversion du Roi & de l’Archevêque de Paris, à qui cette comédie ne pouvoit plaire. Un jour le Prince invita l’Abbé à un bal qu’il donnoit, & lui ordonna d’y venir en robe détroussée & sans masque. L’assemblée fut brillante, il y avoit trente-quatre Dames fort parées ; mais l’Abbé Madame l’emporta sur toutes, elle attira tous les regards. Elle dansoit en perfection, le bal étoit son triomphe. Ce sujet lui donna la plus grande réputation, & lui attira nombre d’amans. Elle ne fit point de rivales, on la connoissoit ; mais elle fut le rival de plusieurs amans.
La Reine Christine de Suède, parmi tant de bizarreries qui la rendirent fameuse, avoit une pareille foiblesse ; elle étoit toujours à demi habillée en homme ; elle portoit une jupe, il est vrai, très courte, mais un juste-au-corps, des bottes, un chapeau, un plumet, une perruque, & cependant des cheveux nattés. Elle étoit fort libre & fort indécente dans ses propos & dans son maintien. On en peut voir bien des traits dans les Mémoires de Mesdames de Monpensier & de Motteville. Elle se faisoit servir par des hommes, & ne pouvoit souffrir les femmes, disant : Je n’aime pas les hommes parce qu’ils sont hommes, mais parce qu’ils ne sont point femmes. C’étoit une des plus enthousiasmées amatrices du théatre, du bal, de la danse ; héroïne de la scène, élève de Thalie, sa vie ne fut qu’une comédie perpétuelle. Sa vie, qu’on a donnée depuis peu en histoire & en lettres, rapporte qu’elle aimoit si fort le Grec & les antiquités, & avoit tant d’envie de paroître savante, qu’elle fit représenter en Grec les tragédies de Sophocle, auxquelles pour lui faire la Cour on applaudissoit sans les entendre, & auxquelles malgré leur beauté les Dames Suédoises s’ennuyoient fort ; que Meibomius ayant donné au public des recherches sur la musique des anciens, & Naudé ayant écrit sur la danse Grecque & Romaine, elle obligea ces deux Auteurs, qui étoient à sa Cour, de réaliser leurs opinions, & de joindre la pratique à la théorie. Ce fut une vraie comédie de voir Naudé danser à la Romaine, & d’entendre Meibomius chanter à la Grecque. On s’amusa beaucoup de l’embarras & de la maladresse des deux dissertateurs. C’étoit une extravagance de femme, comme si on eût fait conduire un char, ou jouer à la lutte & au ceste, &c. Justelipse, qui a fait des Traités sur le cirque & l’amphithéatre, & fait exercer aux Académiciens de Paris les métiers dont ils ont donné la description. Que de travers occasionne le goût du théatre !
|Note de Michèle-Anne: on trouve dans le tome II des "Caractères et Anecdotes" de Nicolas Chamfort cet épisode rapporté ainsi: "Christine, reine de Suède, avait appelé à sa cour le célèbre Naudé, qui avait composé un livre très-savant sur les différentes danses grecques, et Meibomius, érudit allemand, auteur du recueil et de la traduction de sept auteurs grecs qui ont écrit sur la musique, Bourdelot, son. premier médecin, espèce de favori et plaisant de profession, donna à la reine l’idée d’engager ces deux savants, l’un à chanter un air de musique ancienne, et l’autre à le danser. Elle y réussit; et cette farce couvrit de ridicule les savants qui en avaient été les auteurs. Naudé prit la plaisanterie en patience; mais le savant en us s’emporta et poussa la colère jusqu’à meurtrir de coups de poing le visage de Bourdelot; et après cette équipée, il se sauva de la cour, et même quitta la Suède.]
Le P. Vavasseur, dans son Poëme du style burlesque de ludicra dictione, ouvrage ingénieux, curieux & savant, rapporte ce fait. Un Comédien de son temps, qui ne jouoit que des rôles de femme, s’y étoit si fort accoutumé, que même chez lui & en habit d’homme, il avoit la contenance, le geste, la voix, le langage, tout l’extérieur d’une femme ; on le prenoit pour une femme habillée en homme. Il en rougissoit, & ne pouvoit s’en empêcher. Ne perdons rien de la gloire des Comédiens ; ils ont de grands modèles, & dans l’histoire & dans la fable, plus d’une fois célébrés sur la scène, Hercule aux pieds d’Omphale, Achille dans l’isle de Sciros, Sardanapale dans son palais, Caligula sur le théatre. Ces héros, ces grands Princes, s’habilloient tous en femme, quoique par des motifs différens, extravagance dans Caligula, foiblesse dans Hercule, crainte dans Achille, excès de mollesse dans Sardanapale. Ce Roi d’Assyrie passa toute sa vie dans son palais, au milieu de ses femmes, filant, cousant, vivant comme elles, habillé, servi, traité comme elles. Arsaces, l’un des Gouverneurs de ses provinces, en conçut tant de mépris, l’ayant vu dans cet état, qu’il crut facile de le détrôner. Il conjura contre lui, le vainquit, & s’empara de sa couronne. Ce Prince efféminé, au lieu de se mettre à la tête de ses troupes, se renferma encore plus étroitement, & quand il se vit resserré de près dans sa capitale, & au moment d’être pris, il fit allumer un grand bucher, & s’y jeta avec ses trésors, ses femmes & ses eunuques. On dit qu’il avoit fait son épitaphe, & qu’il vouloit qu’on mît sur son tombeau : Passant, mange, bois, dors, divertis-toi avec ta maîtresse ; c’est tout ce que j’ai tiré de mon royaume, c’est tout ce que tu tireras de la vie. Petrone, ce célèbre voluptueux, pour qui Néron avoit créé le galant emploi d’arbitre, de Surintendant des plaisirs délicats, arbiter elegantiarum, la Fontaine, qui disoit de lui-même, Jean s’en alla comme il étoit venu, &c. la plupart des libertins qui ne songent qu’à la vie présente, tous les amateurs du théatre, à qui on n’enseigne point d’autre morale, ne sont que trop imitateurs de Sardanapale. Le nom de ce Prince a passé en proverbe ; les noms de Comédien & d’Actrice n’ont pas moins l’honneur d’être devenus des proverbes. Il y a long-temps que l’Ecriture a mis ces paroles dans la bouche des pécheurs : Manducamus & bibamus, cras enim moriemur.
Voici une autre anecdote que l’Abbé de Choisy n’a garde de rapporter dans ses Mémoires ; c’est la verte réprimande que lui fit le Duc de Montausier, Gouverneur du Dauphin, qui l’obligea de quitter Paris pendant deux ou trois ans. L’Abbé étoit à l’opéra dans la plus grande parure, robe blanche à fleurs d’or, rubans couleur de rose, mouches, diamans, &c. M. le Dauphin étoit dans sa loge avec la Duchesse d’Usez. Ayant apperçu l’Abbé Madame, elle le fit venir. Le Prince voulut qu’il demeurât auprès de lui, le combla de caresses, & lui fit part de la collation qu’on lui servit. Malheureusement M. de Montausier, qui étoit absent dans ce moment, arriva tout-à-coup, & le connut. On voulut en plaisanter. C’étoit mal connoître ce Seigneur, qui étoit la vertu, la probité, la sagesse même : J’avoue, dit-il, que vous êtes belle, Monsieur ou Mademoiselle, car je ne sais comment vous appeler ; mais n’avez-vous pas honte de porter un pareil habit, & de faire la femme, puisque vous êtes assez heureux pour ne l’être pas ? Allez, allez vous cacher ; M. le Dauphin vous trouve fort mal comme cela. Il se retira au plus vîte avec une honte qu’on ne peut exprimer ; il forma d’abord la résolution de quitter ce qui lui avoit attiré une si fâcheuse & si juste réprimande. Mais il ne put la tenir, il prit le parti d’aller dans une province, où n’étant point connu, il pourroit à son aise & sans risque faire la belle, sous le nom de la Comtesse des Barres.
La vie de l’Abbé de Choisy ajoute, mais ne donne que comme un trait incertain, qu’il y emmena & entretint une Actrice qu’un Comédien son amant lui céda, apparemment en payant, & qu’après trois ou quatre ans, au retour de l’Abbé il eut la bonté de reprendre & d’épouser avec une bonne dot que l’Abbé lui fit. Ce mariage feroit une jolie farce, où la Comtesse des Barres, qui feroit au parterre confidence de son déguisement, joueroit un grand rôle, ainsi que l’amant commode & généreux. Etant revenu à Paris, & s’y croyant oublié, il continua d’y vivre en femme ; elle alloit assiduement au spectacle avec son Actrice Rosalie. Elles y furent reconnues par son ancien amant du Rosan, qui jouant son rôle les apperçut dans la loge. La passion se réveille, il va la demander en mariage. Grand débat entre les deux amans ; des ruisseaux de larmes coulèrent : comment se séparer de ce qu’on aime ? Enfin la Comtesse des Barres se laissa vaincre, & après bien des délais & des combats, donna son consentement ; mais pour assurer du pain à la petite créature, qui n’avoit ni père ni mère, la Comtesse voulut qu’elle fût reçue dans la troupe. La chose étoit facile, Rosalie étoit belle, dansoit bien, n’étoit pas cruelle, & exercée par la Comtesse, qui pendant ces trois ans avoit en chez elle un théatre de société, où elle avoit représenté une infinité de pieces, en avoit fait une très-bonne Actrice. On voulut pourtant la mettre à l’essai. Après la piece les Comédiens la firent monter sur le théatre avec l’Abbé femme. Elles déclamèrent des scènes de Pollieucte ; on les admira. Rosalie fut annoncée, fit son début, joua cinq ou six fois, fut applaudie, & d’une voix unanime reçue à demi-part, bien-tôt à la part entiere. Le mariage fut conclu, la Comtesse sit chez elle la noce, combla la mariée de présens, lui donna pour mille écus d’habits de théatre. Elle passa depuis quelque temps dans le veuvage, & fut enfin reconnue par sa famille. Le Roi, informé de tout, la fit menacer d’y mettre ordre. Il s’enfuit en Italie, où il voyagea assez longtemps, & se donna sans déguisement libre carriere, enfin revint à Paris quand il crut tout assoupi, se convertit sincèrement, & mena une vie édifiante. Je n’ai rapporté tous ces traits que pour faire sentir l’étroite liaison entre le masque, le théatre & le vice, dans les personnes même dont l’esprit, l’état, l’honneur, l’intérêt, devroient élever les plus fortes barrieres, & qui ne peuvent en arrêter le cours.
Le plus brillant empire des masques & du théatre est le Carnaval de Venise. Aussi est-ce le plus puissant empire de la licence & de tous les crimes. Qui l’ignore, & pour peu qu’il ait de religion & de mœurs, qui n’en a horreur ? Notre carnaval n’en est qu’une copie imparfaite ; il commence la seconde fête de Noël, & dure jusqu’au carême. Pendant ce temps-là les loix se taisent ; il est permis de se livrer à tous les plaisirs, le libertinage n’a plus de bornes, le vice marche tête levée. Tout le monde va masqué, & ceux qui paroissent gens de bien, que ne se permettent-ils pas dans les ténèbres ? Toute la grande place de S. Marc se remplit de Batteleurs, Danseurs de corde, Marionettes ; on y voit dix ou douze théatres. Les Courtisannes y viennent de tous côtés se joindre à celles de la ville. C’est une foire de débauche ; la marchandise y est de toutes parts étalée à tout prix. Les étrangers y sont sans nombre, tous paroissent devenus insensés. Toutes les rues sont pleines de masques ; la place S. Marc, où est le gros de la mascarade, en offre des milliers, hommes & femmes déguisés de la maniere la plus ridicule. Les Arlequins y font toute sorte de grimaces. On se dispute, on se chante pouillé, on fait semblant de se battre, les Courtisanes à demi-nues, &c. C’est un vrai cahos de toute sorte de passions & de folies. Les théatres, les brelans, les lieux de débauche, s’ouvrent dans tous les quartiers, sept à huit théatres d’opéra, le double de comédie, des farces sans nombre. Tout cela ne peut qu’être mauvais, décorations mesquines, Acteurs désagréables, pieces ridicules, sauts au lieu de danse, bouffonneries mêlées à dessein dans les pieces les plus sérieuses, par-tout académies de jeux de hasard, sous le nom de Ridotti, où l’on trouve cinquante ou soixante tables de jeu dispersés dans dix ou douze chambres, & plusieurs cabinets aux environs remplis de Courtisannes. On n’y entre que masqué, afin que tout le monde y jouisse d’une entiere liberté. On aborde qui l’on veut, on s’entretient aussi long-temps qu’on veut, & ce n’est pas au profit de la vertu. Il n’est pas permis aux masques de porter l’épée, crainte des accidens ; mais le masque est par-tout sacré, personne ne peut l’insulter ni le refuser ; il entre par-tout, il est bien accueilli. La mode du masque y est si bien établie, que toute l’année on est en droit d’aller masqué, & traiter les affaires en masque, dans les compagnies les plus sérieuses. Aussi est-ce l’endroit du monde où l’on fait le plus de masques, les plus diversifiés, les plus propres, les plus riches ; c’est pour Venise une grosse branche de commerce. Il s’en débite un si grand nombre en France, qu’on y a imposé un droit d’entrée à tant le cent, qui porte un profit considérable. Il est étonnant que dans un pays Chrétien, & même Catholique, on tolère de pareils excès. Mission, dans son voyage d’Italie, prétend que c’est un trait de politique, afin de faire venir l’argent & d’amuser un peuple remuant, & par ce moyen le distraire de toutes les réflexions qu’il pourroit faire sur le gouvernement despotique des Nobles, & même l’amollir par la volupté. Faut-il soupçonner des motifs si peu Chrétiens dans ces graves Sénateurs & ce Doge vénérable ? Je n’ai point pénétré dans le Conseil de la Seigneurie, mais il n’est pas douteux que ces folies ne fassent rouler dans la ville un argent immense, & que le peuple de Venise ne soit, par la dissolution de ses mœurs & la frivolité de ses amusemens, hors d’état de soutenir une révolte sérieuse. C’est le sentiment de Marmontel dans son Belizaire, à l’article des Grands. De quels moyens, dit-il, la Noblesse Venitienne n’use-t-elle pas pour consoler le peuple de l’inégalité ? Les Courtisannes & le Carnaval sont d’institution politique. Par le premier les richesses des Grands refluent vers le peuple sans faste & sans éclat ; par l’autre le peuple se trouve six mois de l’année au pair avec les Grands, & oublie sous le masque leur domination & sa dépendance. Tout cela se réunit au théatre. Les Actrices, les Acteurs, les suppôts ne sont que peuple, & le plus bas peuple. Tout devient égal au parterre, au théatre, au bal ; la familiarité, les intrigues, la débauche, remettent tout au pair. C’est le carnaval. Dans les autres villes d’Italie on voit différentes sortes de fêtes, comme les Cocugnes de Naples, &c. qui en approchent ; mais aucune n’est poussée aux plus grands excès comme à Venise. Il y a même en France, surtout dans les provinces méridionales, à Toulouse, à Montpellier, à Aix, à Marseille, des débordemens de masques qui courent les rues les derniers jours de carnaval ; mais rien n’égale la licence du carnaval de Venise.
Clément, tom. 2. lett. 77. pag. 160. en fait ce portrait. Que voit-on, dit-il, dans le carnaval de Venise ?
Que pâles & difformes casques,
Que fronts couverts de vieux drapeaux,
Que nez perdus sous des chapeaux,
Larges perruques, robes flasques,
Noirs camails sur de gris manteaux,
Que grands théatres sans flambeaux,
Dont quelques Pasquins Bergamasques
Et deux châtrés sont les héros,
Où les pavés sont des canaux,
Où l’on ne marche qu’en batteaux,
Jouet des vents & des bourrasques,
Des rameurs au lieu de chevaux,
Et pour carrosse des tombeaux,
Palais à superbes crenaux,
A triple rang de chapiteaux,
D’ordres divers groupes fantasques,
Au-dedans tristes ridottos,
Salons sans foyer ni fourneaux,
Au sein de l’hiver & des eaux,
En juin fête des soupiraux,
Au demeurant force bureaux,
Des joueurs & faiseurs de frasques ;
Pour dîners antiques tableaux,
Pour soupers opéras nouveaux,
Et batteurs de tambours de basques ;
Phrinés de tous les numéros,
Sel de Naple en détail & en gros,
Et la liberté pour les masques, &c.
Cette liberté du carnaval de Venise servit, dit-on, à former une ligue contre Louis XIV. Plusieurs Princes Allemands & plusieurs Députés des autres s’y rendirent, n’y parurent qu’en masque, & firent leur partie sans être connus de personne. On n’en fut instruit que long-temps après à la Cour de France, lorsque l’orage éclata.
Toutes les intrigues galantes en Italie & en Espagne, ne se forment, ne réussissent qu’à la faveur des masques. M. Daulnai, Voyage d’Espagne, Lett. 5. rapporte qu’un Grand d’Espagne devint amoureux de la Reine, & dans un carrousel où elle étoit, se masqua en Monnoyeur, avec un habit brodé de pieces d’argent qu’il avoit fait battre exprès, semblables à une monnoie qu’on appeloit réales, réaux, comme nos petits écus, qui portoient pour devise, mii amors son reales, mes amours sont royales : jeu de mots qui peut signifier, j’aime l’argent, comme qui diroit, les écus sont mes amours, ou bien, une personne Royale est l’objet de mes amours. Cet équivoque lui coûta cher. Le Roi en fut instruit & jaloux, & jura sa perte. Cet amant insensé se servit du théatre pour déclarer sa passion ; il composa une comédie pleine de traits délicats & tendres, dont la Reine avoit la clef. On la trouva si belle, sur-tout la Reine, qu’on voulut la jouer à la Cour le jour de la naissance du Roi. La Reine voulut y jouer le premier rôle (quelle imprudence !). Cette Reine étoit Françoise (Elizabeth d’Orléans, femme de Philippe IV). Ce Seigneur conduisoit la fête, & en faisoit les honneurs ; les habits & les machines lui coutèrent trente mille écus. Il fit peindre une grande nuée, sous laquelle la Reine étoit cachée dans une machine d’où il se tenoit fort proche. Au milieu de la piece il y fit mettre le feu par un homme affidé. Sa maison, qui valoit cent mille écus, en fut brûlée. Il s’en consola, parce que, courant à la Reine, sous prétexte de la sauver de l’incendie, il l’emporta entre ses bras dans son cabinet, où, profitant du trouble & de la tendresse de la Reine, qui ne le haïssoit pas, il prit avec elle de grandes libertés. Le Roi fut instruit de tout, & lui fit tirer un coup de pistolet par un inconnu, qu’on poursuivit comme un assassin, mais qui ne se trouva pas. Le théatre n’est pas sans doute comptable de tous les crimes qui se commettent, mais il est l’instrument d’un grand nombre.
Venise n’est pas la seule ville où le carnaval fait faire des folies en masque ; il s’en fait partout. Gregor. Tolos. sint. L. 39. C. 11. condamne celles qui sc font à … & blâme les Magistrats qui les souffrent. Madame de Noyers les raconte, Lett. 21. Le carême a mis fin aux plaisirs des Dames, & quoiqu’ils recommencent après Pâques, ce n’est pas avec la même vivacité. Dans le carnaval il ne fait pas sûr d’aller dans les rues ; on baisse les glaces des carrosses, de peur qu’elles ne soient cassées par les dragées qu’on jette à la tête. Il ne reste ce jour-là personne dans les maisons ; les Artisans quittent leur boutique, les Domestiques n’obéissent pas à leur Maître. On court les rues du matin au soir ; les Dames sont en carrosse, les Messieurs à cheval. Plusieurs font des mascarades en charrette, & représentent mille choses différentes. L’on fait imprimer des vers qui expliquent l’emblême, & qu’on jette de tous côtés. Ceux qui ont des maîtresses donnent un massepain. C’est une grande boëte pleine de confitures, couverte d’une étoffe dont on peut faire une jupe, attachée avec des rubans dont on peut faire une garniture. On promène tout le jour cette boëte sur un cheval ou un charriot, jetant de toutes parts des vers à l’honneurs de celle à qui on le destine, & on le lui fait donner par des gens masqués, dans l’endroit où il y a le plus de monde. Après avoir couru les rues pendant le jour, on court le bal toute la nuit. Personne ne pourroit tenir à cette fatigue, si le carême ne venoit à propos calmer ces fureurs. Chaque saison a pourtant ses plaisirs, mais plus modérés ; chaque dimanche de carême ou va à quelqu’un des fauxbourgs célébrer le fenetra. Les Dames s’y rendent parées de leur mieux, les Messieurs y font de belles cavalcades au-tour des carrosses, & on voit arriver quantité d’hommes à pied déguisés en pâtissier ou en berger, qui portent chacun un fenetra sur la tête. C’est un grand gâteau piqué d’écorce de citron & des confitures, sur une planche couverte de rubans & de colifichets. On le jette en dansant dans le carrosse des Dames, où l’on fait en sorte que les deux bouts sortent par les portieres. Chaque pays a ses plaisirs & ses folies. Le masque facilite tout ; les aventures qu’il fait naître, qu’il cache, qu’il favorise, le caractère des danses qu’il fait imaginer, l’amusement des préparatifs qui faisoit dire à Fontenelle, au moment qu’on partoit pour le bal, le plaisir est passé, vous l’avez goûté en vous préparant, le mouvement de l’exécution, les équivoques auxquelles l’incognito donne lieu, ont fait le succès de ces folies, & en font l’extrême danger. Oculus adulteri observat caliginem, & occultat vultum suum (le masque), dicens, non videbit me oculus.
Ce mot Gascon fenetra est corrompu du Latin feretra. Il vient, non des deux mots ferre extra, comme le veut le sieur Rainal, Histoire de Toulouse, mais du mot feretrum, au pluriel feretra, qui signifie biere, cercueil. Ainsi, ire ad feretra, aller au fenetra, c’est-à-dire aller aux bieres, au lieu où sont les bierres, au cimetiere, parce qu’autrefois on alloit enterrer ou brûler les morts hors de la ville, à l’extrémité des fauxbourgs. On y trouve encore quantité d’urnes remplies de cendres ; on y bâtit des chapelles, où l’on alloit en foule faire des prieres pour les morts les dimanches du carême. Ces chapelles ayant été détruites lors de la guerre des Anglois, & ces cimetieres changés, on n’y alla plus par dévotion, mais on alla s’y promener par plaisir. Ce pieux pélerinage est devenu une fête purement profane. Il est vrai que les Eglises paroissiales des cinq fauxbourgs où l’on court le fenetra font ce jour-là une fête ; on y prêche, on y donne la bénédiction du Saint Sacrement, & quelques personnes pieuses s’y rendent.
Les déguisemens portés si loin sont rares ; mais on en voit beaucoup qui en approchent dans les commerces de débauche qu’on a intérêt de cacher. Une Dame se fera servir par un homme déguisé en femme de chambre ; un Officier aura pour valet de chambre, pour aide-de-camp, pour soldat, une amazone, qui porte le jour le mousquet & la nuit des cornettes. Le théatre, chez qui ces déguisemens sont fréquens, ne rend que trop la vérité. Il s’est trouvé dans les armées des filles déguisées pleines de valeur & de courage, qui, disoient-elles, ne suivoient pas leur amant, mais s’immoloient pour le service du Roi & de la patrie. J’admire ce prodige de patriotisme, je n’admire pas moins le prodige de leur virginité inviolablement conservée. Aucune qui n’assure très-sérieusement & ne s’imagine faire croire que plus chaste & plus heureuse que Lucrece, elle a passé plusieurs années sous la même tente & dans le même lit avec ses camarades, sans que jamais aucun ait pris la liberté d’examiner, ni se soit apperçu de son sexe, ni elle-même ait eu la plus légère distraction qui ait pu la trahir. Dans un très-grand nombre de pieces de théatre (Moliere en est plein) des déguisemens en Marquis, en Valet, en Peintre, en Musicien, en Médecin, en Allemand, que sais-je ? forment une partie de l’intrigue : intrigue banale, froide imitation. Mais qu’il y a peu de génies créateurs, même de futilités ! Ces pieces sont scandaleuses, surtout tirées d’un sexe à l’autre, ou pour quelque mauvais dessein, comme dans l’Amphitrion le déguisement de Jupiter & de Mercure. Le contraste de ce qu’on cache & de ce qu’on montre, les rencontres, les paroles, les idées qu’à tous momens il fait naître dans l’imagination, continuellement occupée d’objets très-libres, au moment de succomber à la tentation, ne font qu’enseigner & autoriser des moyens de séduction très-faciles, affoiblir l’horreur qu’on doit en avoir, en les tournant en plaisanterie.
Je ne doute pas que toutes ces mascarades théatrales n’aient inspiré le goût si peu décent & si répandu parmi les femmes du monde de s’habiller en hommes, & préférablement en militaires, à qui un air libre & cavalier donne plus qu’à d’autres le droit de tout dire & de tout faire sans conséquence. D’abord un reste de pudeur fit garder une partie des habits du sexe, on ne se mit qu’en amazone, moitié homme & moitié femme, à peu près comme les Syrenes ou le monstre d’Horace, dont le buste étoit une femme, le reste du corps un poisson : Desinit in piscem mulier formam supernè. Peu à peu on s’est défait d’une jupe embarrassante, on s’est mis en homme de pied en cap. Dans cet état on court les rues, on va au spectacle, on monte à cheval, on prend des leçons à l’Académie, on conduit un cabriolet, &c. Dans cet état on occasionne les rencontres les plus ridicules, on fait prendre les libertés, on se fait les grossieretés, les plaisanteries les plus licencieuses ; on s’en amuse (ne fait-on que s’en amuser ?). On croit y faire naître les graces de la jeunesse, & acquérir celles de la vivacité & de la légèreté. Ce n’est pas aux yeux des hommes, qui malgré leurs fades & éternelles douceurs les méprisent & s’en moquent, à peu près comme du masque enluminé, du rouge qui loin d’embellir, défigure les traits, le tein, la fraîcheur, & transforme en visage de furie des visages dont la douceur & la modestie font la vraie beauté. Mais ces déguisemens flattent le goût du vice, réveillent l’idée d’un autre sexe, enhardissent à secouer le joug de la pudeur. Ces couleurs si vives peignent le feu de la passion, & dispensent de rougir aux approches du vice. Le pinceau s’est prostitué à transmettre ces déguisemens de toute espèce aux races futures ; une tête de femme sur le corps d’un homme, dans le froc d’un Moine, dans la perruque d’un Magistrat, sur le collet d’un Abbé ; celle d’un homme sur le corps d’une coquette, sous le voile d’une Religieuse ; quels monstres ! Bien plus, comme les Sphinx de l’Egypte, les Centaures, les Faunes, les Satyres du Paganisme, on a mis la tête d’une femme sur le corps d’un animal, à la place du bec d’une poule, du museau d’un chien, du grouin d’un cochon, &c. quelles horreurs ! Et ce n’est pas seulement sur les tabatieres des Actrices, dans les boudoirs des aimables, j’ai vu ces portraits de famille étalés dans les palais les plus graves, les plus saints, les moins faits pour les souffrir. Heureusement ils sont passés de mode, ils étoient trop ridicules. Mais la passion reproduite sous tant de formes ne fait-elle pas sentir aux moins clair-voyans combien le vice s’accommode du masque ? C’est peut-être un des assaisonnemens les plus piquans, un des rafinemens les plus séduisans. Tout s’émousse dans l’habitude & la monotonie de la forme naturelle ; quel ennui d’être toujours avec soi-même ! On se multiplie, on se diversifie en quelque sorte, on s’embellit, on se rajeunit, on se ranime sous une forme empruntée.
Il règne une autre sorte de masque très-commun, qui a donné à l’Abbé Coyer l’idée de son Année merveilleuse, dans laquelle les femmes doivent devenir hommes, & les hommes devenir femmes. Ce masque consiste en ce que les hommes de bon air se parent, se poudrent, frisent, enluminent, parfument, ont leur toilette, pompons, broderies, rubans, minauderies, comme des femmes. Au contraire les femmes prennent un air hardi, effronté, décidé, étourdi, sans pudeur, jurent, boivent, &c. comme des Grenadiers, ont des baigneurs, des coëffeurs, des accoucheurs, des valets de chambre. C’est un grand désordre, une occasion continuelle, une source intarissable de péché. L’Abbé de Choisy alla un jour ainsi équipé, demi-homme, demi-femme, chez Madame la Fayette, c’est-à-dire en Abbé, avec des mouches, des pendans d’oreille, un boudin, des bourses, des cheveux au-tour de la tête, frisé, poudré à blanc, un juste-au-corps à bouton d’or. Il se croyoit fort agréable. Cette Dame célèbre en jugea autrement : Tout cela, lui dit-elle, n’est pas de mode pour les hommes, vous feriez mieux de vous mettre tout-à-fait en femme. Il la crut, & revint le lendemain habillé entierement en homme. Elle lui applaudit, ainsi que le Duc de la Roche-Foucaut qui s’y trouva, & après eux tout le monde, on plutôt tout le monde se moqua de lui, & il eut la foiblesse de croire qu’on l’approuvoir, ne quitta plus ces habits peu décens, se fit peindre en femme, appeler Madame, &c. Ne font ce pas encore de ridicules mascarades, si souvent & avec raison jouées sur le théatre, que le luxe & le faste que tout le monde arbore, & qui confond tous les états, le Bourgeois Gentilhomme qui tranche du grand Seigneur, la Soubrette, l’Actrice habillée en Princesse, le laquais en carrosse qui appelle ses gens ? Que sont pour la plupart des gens les meubles superbes, les étoffes précieuses, les diamans, les rubans, &c. ? de vrais masques qui en cachant la personne, mettent au jour ses folies. Qu’est ce que cet essain brillant de Messieurs, de Dames, aux promenades, au spectacle ; à l’Eglise ? c’est le peuple en masque, c’est un bal masqué, où personne n’est connoissable.
Le masque moral de l’hypocrisie est plus du ressort de la chaire que du ressort de cet ouvrage. C’est à elle, d’après l’Evangile, à le foudroyer dans tous ceux qui comme des sépulchres blanchis au-dehors, & pleins au-dedans d’ossemens & de pourriture, arborent les apparences de la piétié sans en avoir les sentimens. Le théatre ne s’occupe de ce masque de religion que pour le tourner contre la vertu, en confondant la piété fausse avec la véritable, jouant l’une par l’autre par le ridicule & l’odieux dont injustement il la couvre : triste & unique fruit de la comédie du Tartuffe, si vantée, si courue par les libertins, qui en a fait une infinité, & n’est bonne qu’à en faire, sans corriger aucun hypocrite, & qu’on voit acquérir plus de vogue à mesure que la religion & les mœurs se perdent. Il est une autre sorte de masque moral, cher & familier au théatre, qui donne les plus efficaces leçons d’hypocrisie dans tous les autres gens de bien : hypocrisie de probité, de fidélité, de pudeur, de respect, de soumission, de douceur, &c. Un usurier, un voleur, un homme d’intrigue se donne pour un honnête homme, un domestique frippon affecte une grande fidélité, une fille livrée à la galanterie joue l’Agnès ou la Lucrèce, un traître contrefait l’ami le plus tendre, un fils désobéissant fait des protestations de respect, &c. Ne sont-ce pas là de vrais masques, plus pernicieux dans la société que ceux qui couvrent le visage ? décoration passagère dont on est rarement dupe, où il entre souvent plus de légèreté que de malice ; au lieu que les autres concertés à loisir, soutenus à dessein, difficiles à discerner, plus difficiles à éviter dans les pieges qu’ils tendent, ne produisent que les fruits amers de la tromperie & du vice, qui ne les mettent en œuvre que pour remplir leurs coupables desseins. Ces rôles imposteurs sont-ils rares sur la scène ? est-il presque de piece qui n’en soit infectée, dont ils ne fassent l’agrément ? travaille-t-elle à les corriger, à les couvrir du ridicule & de la haine qu’ils méritent ? Au contraire elle y applaudit, les récompense, les fait servir de moyens pour réussir dans les intrigues. La plupart des mariages qui en sont l’heureux dénouement sont l’ouvrage de ces masques perfides. J’avoue que c’est là l’image naturelle du monde, où la plupart des hommes ne se montrent qu’en masque, depuis le plus hupé courtisan jusqu’au plus petit bourgeois de village & à la derniere soubrette. Mais en peignant le vice, devroit-on le rendre agréable, en déguiser les horreurs, en donner des leçons, en faciliter le succès ? Le masque de la galanterie est de tous le plus dangereux & le plus commun ; tout est contrefait en amour, & c’est la voie la plus sûre de séduction. La prude, l’ignorante, la fidèle, la modeste, la douce, la complaisante, la laide qui se pare, la vieille qui se rajeunir, l’Actrice vendue à un jaloux, & de son côté l’homme qui veut séduire quelque femme, tout est comédie en amour, jusqu’à l’amour même qu’on fait semblant d’avoir. L’isle de Cythère est l’isle des masques, & personne n’ignore que le théatre est l’isle de Cythère, & les Actrices les divinités qu’on y adore, & le masque l’habit ordinaire des habitans. Le masque qu’ils mettent sur le visage ne rend que foiblement celui qui déguise leur cœur.
Tout est comédie dans le monde : Omnis mundus exercet histrioniam, disoit Petrone, qui le connoissoit bien ; & jusque dans le vice, il n’est pas rare, pour faire sa cour, qu’on affecte des vices qu’on n’a pas ; il falloit pour plaire à Néron, que les honnêtes gens en prissent le masque, la vertu n’osoit se montrer. Panard, Impromptu des Acteurs, s’exprime plaisamment.
L’esprit n’est plus qu’un faux brillant,
Les caresses qu’un faux semblant,
Fausse gloire, fausse grandeur,
Par-tout loge le faux honneur,
Par-tout on voit fausse noblesse,
Faux airs, fausse délicatesse ;
Vertu nous montre un faux maintien,
Clindor un faux homme de bien,
Le cœur est faux chez Amarante,
Lise est une fausse savante,
Fausse apparence, faux dehors,
Faux bruits, faux avis, faux rapports,
Les graces un faux étalage,
Les promesses un faux langage.
Ainsi tout est masque dans le monde, de l’aveu même du théatre. Je sais qu’il n’a pas le premier formé des hommes faux & hypocrites, peut-être même un esprit faux & hypocrite contribua-t-il à le former ; mais il en a beaucoup augmenté le nombre, instruit, façonné, aguerri les coupables. Tartuffe a fait plus d’hypocrites qu’il n’en a corrigé ; il n’en a corrigé aucun, il leur a appris à se mieux déguiser, ou à lever scandaleusement le masque, en frondant la vertu & pratiquant à front découvert le vice. Mais ce n’est pas ce genre moral de masque que j’attaque ici, c’est le déguisement réel d’habit, d’état, de figure, qui favorise tous les vices & qui est un des grands abus, des grands dangers du spectacle. Le théatre a commencé par le déguisement ; Thespis, qui par ses bouffonneries a jeté les fondemens de la comédie, se masquoit grossierement, en se barbouillant de lie & se promenant sur un tombereau.
Les Grecs ne faisoient pas monter les femmes sur la scène, mais des hommes habillés en femme, ce qu’on a long-temps imité en France, & ce qui est moins dangereux pour les mœurs. On croyoit que la timidité, la foiblesse nuisoient à l’action ; on se trompoit, les femmes en général jouent mieux leurs rôles que les hommes ; elles sont naturellement Comédiennes. On trouve plus d’Actrices que d’Acteurs, & plus aisément de bonnes Actrices que de bons Acteurs, du moins aux yeux des hommes, car peut-être les femmes ne sont-elles pas si complaisantes pour leur sexe, & goûtent plus les Acteurs. Le goût naturel fait tout voir avec d’autres yeux. Dans le fonds on sent aisément que la délicatesse, la sensibilité, la tendresse d’un sexe, la force, le courage, l’élévation de l’autre, sont plus analogues à certains personnages, & doivent mieux réussir, & qu’ainsi transportés d’un sexe à l’autre ils en sont mieux exécutés. Une femme habillée en homme rendra avec plus de passion & de grace le rôle d’un amant, & un rôle vif, atroce, sera mieux rendu par un homme habillé en femme. Ces déguisemens sont fréquens sur la scène ; une jeune Actrice fera le personnage de l’amour, un Acteur vigoureux celui des furies. L’indécence de ces confusions, de ces déguisemens de sexe, affecte peu les Comédiens ; les intérêts de la vertu leur sont trop indifférens pour s’en faire un scrupule ; & pourvu qu’ils réussissent à plaire, qu’importe à quel prix ? Juvenal : Quem præstare potest mulier galeata pudorem, qua fugit à sexu ?
Le goût du masque est porté si loin, que dans la plupart des pieces comiques il y a quelque déguisement entre Acteurs qui fait le nœud ou le dénouement de l’intrigue ; c’est un amant déguisé en Valet, en Soubrette, en Paysan, en Peintre, en Médecin, en Musicien, en Danseur ; un Valet déguisé en Marquis, en Usurier, un Etranger, en Sergent, en Docteur ; une Soubrette déguisée en Vieille, en Baronne, en Marchande, en coquette, &c. La moitié de Moliere & des autres comiques, les trois quarts du théatre Italien, ne consistent qu’en mascarades. Ce sont les traits les plus faillans, les coups de théatre, les ressources les plus ordinaires de leurs drames, ce qui marque une grande stérilité de génie ; car après tout, de quelque maniere qu’on diversifie le masque, c’est toujours le même fonds. Presque tous les ouvrages dramatiques ne sont que des réchauffés, des répétitions, des copies les uns des autres ; rien de neuf, d’original, point de génie créateur. Le théatre n’est lui-même qu’un déguisement perpétuel, tout y est masqué, on ne porte que les habits du rôle qu’on joue. Il y en a plusieurs dont le visage est toujours masqué, comme Arlequin Scaramouche, qui se travestit dans son rôle, Arlequin Cartouche, Arlequin Docteur, Empereur, &c. Que n’en résulte-t-il pas contre les mœurs ? 1.° On autorise les masques, on enseigne l’art de se masquer & d’en faire usage dans les intrigues. 2.° On fait voir que les déguisemens ne peuvent jamais être employés qu’à mauvaise fin. Toutes ces mascarades théatrales ne servent qu’à tromper & à venir à bout de ses desseins criminels ; on démontre que les masques sont en effet un moyen des plus efficaces pour surprendre & faire commettre le crime, & le soustraire au châtiment. L’expérience est d’accord avec la scène ; les masques dans un bal ne sont-ils pas les plus hardis, les plus licencieux, les plus insolens ? S’il arrive quelque désordre, ne vient-il pas de ceux qui se croient à couvert de tout sous le masque ? C’est sous le masque que se donnent les rendez-vous, que se forment les parties. Que le vice est adroit, qu’il est audacieux, quand il peut se cacher ! il ne craint rien tant que d’être démasqué : expression proverbiale, qui en peint vivement le danger & le mal : Qui male agis odit lucem.
Parmi les travestissemens de théatre il en est de bien hideux, ce sont les rôles atroces, les rôles impies, les rôles vicieux, les rôles bas. Quel Chrétien peut se résoudre à être, même en masque, idolâtre, magicien, démon, fausse divinité, une Vénus, un Pluton, un Vulcain, un Bacchus, un Mahométan, un blasphémateur, un impie, Julien l’Apostat, Mathan, Mesence ? Quel honnête homme peut accepter le rôle d’un incestueux, d’un parricide, d’un voleur, d’un assassin, Phèdre, Médée, Œdipe ! Quel homme d’honneur peut ne pas rougir d’être un Arlequin, un George Dandin, un Tartuffe, un Pourceaugnac, &c. ? Peut-on contrefaire, imiter, paroître excuser ce qu’on ne peut trop détester ? déteste-t-on ce qu’on voit, ce qu’on écoute, ce qu’on contrefait avec plaisir ? On ne prononce pas, même par jeu, les vilains discours, les mots sales du peuple ; & on prononce des blasphèmes & des impiétés ; on ne se permettroit pas des actions naturelles dont la dégoûtante bassesse blesse l’honnêteté, & on se permet les crimes qui blessent la religion, l’honneur & la probité ; on rougit de paroître avec des habits sales, déchirés, avec de misérables haillons, & on se montre avec une conduite honteuse, scellérate, méprisable. Mais c’est par jeu, dit-on. Quel jeu ! le crime peut-il amuser ? Dieu le voit-il impunément, même par jeu ? oseroit-on mettre sur la scène un Ravaillac, un Damiens ? quel cœur François pourroit se faire un amusement du parricide de ces monstres ? Un cœur qui aime Dieu par-dessus toutes choses peut-il se réjouir de voir représenter l’offense de Dieu ? C’est un artifice du démon ; en se repaissant de la représentation, on s’apprivoise avec la réalité, bien-tôt on le commettra ; on apprend le langage de l’enfer, bien-tôt on le parlera. Le masque dénature tout, & facilite tout ; il en ôte la honte, l’embellit & y conduit.
On ne peut mieux faire sentir le degré de déguisement qui fait la perfection de l’art du théatre, que par l’exemple du célèbre Garrik, Acteur Anglois, homme unique dans son art. Il joue supérieurement tous les rôles tragiques & comiques. Pour exprimer ce double talent, un Peintre l’a représenté entre les deux Muses de la tragédie & de la comédie, ayant un air gai du côté de Thalie, & un air triste du côté de Melpomène, riant & pleurant à même temps ; & ce qu’il y a de singulier, ce n’est point un effort d’imagination, un trait de génie dans le Peintre, ce portrait ressemblant est fait d’après nature. Quand on le peignoit, il composoit tellement son visage, qu’il rioit & pleuroit par moitié. Il faut être bien maître du jeu des muscles pour donner à ses traits, à ses yeux, à ses lèvres, des figures si variées & si bien contrastées. On voit souvent un fonds de tristesse à travers un air de joie & un ris forcé, ou un fonds de joie à travers des pleurs affectés & une tristesse factice ; mais l’un & l’autre règne dans tout le visage. Mais ce partage marqué entre les deux côtés du même visage est un phénomène unique. Ganik regardé à même temps de profil par deux personnes à droit & à gauche, paroîtroit à l’un accablé de tristesse, à l’autre plein de joie. Le portrait le rend parfaitement, de quelque côté qu’on le regarde. Le chef d’œuvre de l’art du théatre est d’être tout & n’être rien à son gré. Un parfait Comédien est un vrai Prothée, un menteur achevé ; il a un masque universel qu’il prend & quitte dans l’instant, & qui trompe par une parfaite ressemblance. Garrik a fait un ouvrage très-bon en son genre sur son art ; il y donne des règles pleines de délicatesse, de goût & de vérité, pour rendre toute sorte de personnages & prendre sur le champ les plus légères nuances des sentimens où chaque mot, chaque action, chaque situation, chaque événement peut mettre l’Acteur, & pour écarter tout ce qui pourroit trahir le mensonge & décéler la vérité. On pourroit l’intituler l’Art de feindre & de se masquer.
Si les Acteurs savoient si bien se contrefaire, ils n’auroient pas besoin de masque pour y suppléer. Les Grecs avoient imaginé par malice d’en faire qui ressemblassent parfaitement aux personnes qu’on vouloit jouer. Personne ne pouvoit s’y méprendre ; les Magistrats les défendirent. Moliere a souvent joué ce tour, entr’autres à Pourceaugnac & à George Dandin, personnages très-réels, qu’il contrefit & joua. Ces cas sont rares parmi nous. Les Romains par d’autres vues avoient une infinité de masques de toute espèce, qui représentoient toute sorte de personnes, vieillards, jeunes gens, &c & toute sorte de sentimens, joie, tristesse, fureur, &c. l’Acteur entrant sur la scène prenoit chaque fois le masque qui lui convenoit. Ces masques étoient fort grands ; ils enfermoient toute la tête, comme un casque, & la coëffure convenable s’y trouvoit placée. Ils étoient d’un métal mince & résonnant, leur cavité grossissoit la voix. On en voit les figures dans les anciens manuscrits de Térence. C’étoit un embarras pour les Acteurs, & l’exacte ressemblance étoit fort difficile. Tout cela n’est plus en usage. Nos masques sont moins embarrassans ; il est vrai que comme nos théatres sont plus petits, il n’est pas nécessaire de tant grossir la voix ni les traits, comme il le falloit pour être vu & entendu dans l’immense étendue du théatre de Rome.
Tout l’art de Garrik y eût été fort inutile. Comment dans une si grande distance sentir cette délicatesse d’inflexion de voix, ce souris, ce coup d’œil, cette finesse de traits, qui peignent sur le champ toutes les nuances des sentimens qu’éprouve l’Acteur ? C’est une mignature qu’on ne peut voir que de près, d’autant plus qu’on n’avoit point alors les lorgnettes qui parmi nous jouent un si grand rôle à tous les spectacles. Il n’y avoit que l’Empereur & ceux qui étoient autour de lui, en face & près du théatre, qui pussent appercevoir tout ce jeu. Les gestes, les mouvemens des pantomimes sont plus grossiers. Ce jeu même eût été inutile ; les grands masques qui couvroient le visage, cachoient tout. On dit que ce Garik est un honnête homme, qui n’a point donné dans les excès & le libertinage ordinaires aux Comédiens. Il vit noblement de son bien, sans bassesse, sans jalousie, ne jouant ni par besoin ni par intérêt ; il a de la politesse & de la décence, & des sentimens : il est vrai qu’on en trouve dans son livre. Il est bien-venu partout, d’un caractère doux, d’un commerce agréable ; c’est un phénomène, ses mœurs ne sont pas moins rares que ses talens. C’est l’idée qu’on m’en a donnée ; je la souhaite vraie, & je rends par-tout avec plaisir hommage à la vertu.
Helyette et Francoise FLEURY aiment ce message
Re: Culture Historico-T
Quel destin !! ,je lirai la suite au fil du weekend , merci Michèle -Anne , contributrice à l’éducation des Agoriennes !! J'imagine la rixe entre le savant en Us et le favori ... bonne journée à toi .
Lou- Messages : 4220
Date d'inscription : 22/11/2019
Age : 65
Localisation : Chalon sur Saone
Michele-Anne et galwenne aiment ce message
Re: Culture Historico-T
C'est une véritable thèse...
Je prendrai le temps ce we pour tiut lire.
Merci MA...
Je prendrai le temps ce we pour tiut lire.
Merci MA...
Lilas Mauve- Messages : 3687
Date d'inscription : 30/10/2017
Age : 61
Michele-Anne aime ce message
Re: Culture Historico-T
whaouuuff j'en suis arrivée au bout.
mais ce type d'écrit mérite, lorsque l'on est férue d'histoire de s'il repencher plusieurs fois et de creuser un peu plus dans la vie de ce personnage haut en couleur..
merci MA de nous faire partager ton érudition..
mais ce type d'écrit mérite, lorsque l'on est férue d'histoire de s'il repencher plusieurs fois et de creuser un peu plus dans la vie de ce personnage haut en couleur..
merci MA de nous faire partager ton érudition..
Michele-Anne aime ce message
Re: Culture Historico-T
Très intéressant, mais demande à être lu en plusieurs fois, afin de bien en assimilé toute la substance.
J'y reviendrais dans les jours qui viennent.
Merci encore Michele-Anne pour ton érudition qui nous permet d'accéder à des textes peut connu et très fort .
J'y reviendrais dans les jours qui viennent.
Merci encore Michele-Anne pour ton érudition qui nous permet d'accéder à des textes peut connu et très fort .
Annabelle46- Messages : 2335
Date d'inscription : 28/10/2010
Age : 77
Localisation : Département du lot
Michele-Anne et galwenne aiment ce message
Re: Culture Historico-T
Me trompè-je ou MA ne vient-elle point de poster le plus long texte de l'histoire d'Agora ?
Et encore, il ne s'agit que d'un morceau choisi....
On applaudit donc l'éminente scriptorienne !
Et encore, il ne s'agit que d'un morceau choisi....
On applaudit donc l'éminente scriptorienne !
chantal92- Messages : 4613
Date d'inscription : 11/05/2015
Age : 75
Localisation : présente sur la carte
Béatrice, Michele-Anne, galwenne et Sandrine aiment ce message
Re: Culture Historico-T
C'est vrai, c'est très long ... Mais j'ai jugé que ça en valait la peine car vous êtes un public curieux de tout !
Béatrice aime ce message
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